Cinq heures n’ont pas encore sonné que nous prenons le chemin de Tanah Lot dans la nuit noire. Une heure plus tard, nous pénétrons dans l’enceinte de ce temple, icône de Bali perchée sur son rocher battu par les flots. Ce matin, comme d’ailleurs les dernières fois où nous sommes venus ici à la même heure, la foule brille par son absence lorsque nous commençons notre série de photos au lever du jour. Nous profitons au maximum du peu de temps que nous laisse la marée montante pour effectuer nos clichés. Une demi-heure plus tard, des hordes de lycéens javanais en voyage scolaire envahissent le site. On croirait qu’ils ont tous quitté leur ile pour se retrouver ici ! Mais l’ambiance bon enfant qui règne nous fait vite oublier ce petit désagrément. Nous avons d’ailleurs tous les deux terminé notre séance de prise de vue. Beaucoup viennent se photographier en notre compagnie.
Même les professeurs posent avec nous. Nous passons là des moments délicieux à nous amuser et à rire. Vraiment sympa ! Nous décidons au demeurant de visiter Java la prochaine fois que nous choisirons l’Indonésie comme destination ! Toutes ces personnes adorables nous ont indubitablement donné l’envie d’y retourner après 12 ans d’oubli de notre part… Nous nous arrêtons ensuite à Mengwi, au Taman Ayun, célèbre pour ses élégants meruà onze toits. Après une promenade dans les jardins à la recherche du bon angle, nous reprenons la moto pour rejoindre Ubud au milieu d’une circulation dense désormais devenue habituelle.
Dans les rizières règne une certaine effervescence. Les moissons ont en effet débuté et les femmes d’un même subak (sorte de coopérative régissant l’organisation des cultures) s’éreintent dans les parcelles. Faucille à la main, les premières coupent par brassées les épis mûrs et forment des gerbes que les secondes frappent sur une planche inclinée pour en faire tomber tous les grains. De leur côté, les plus anciennes se chargent du vannage. Dans la chaleur, ce travail fastidieux et physiquement pénible dure quelques jours parfois étalés sur plusieurs semaines en fonction de l’état de maturité des épis. La photogénie de ces scènes rurales met à mal mon nouvel appareil Sonyqui enchaine pourtant sans broncher les vues à une cadence infernale. Le tri de tous ces clichés prend énormément de temps et il n’est pas rare que j’y passe une bonne partie de la nuit. Malgré la brièveté de mon sommeil, nous nous levons invariablement à 6 h 30 et lisons les nouvelles du jour sur nos iPaden attendant le petit-déjeuner que Ketut nous sert entre 7 et 8 heures, selon sa participation à une cérémonie ou pas. Vers 8 h 30, nous sommes prêts à faire vrombir la moto vers notre destination du jour, comme la région du mont Batur aujourd’hui. Avant d’y arriver, l’altitude et, par conséquent, la fraicheur de l’air nous obligent à enfiler un sweat par-dessus le ticheurte. Dans la descente vers le centre de l’ile, nous nous arrêtons un moment dans un champ d’œillets d’Inde où des femmes cueillent les énormes pompons orange qui couronnent les hautes tiges vertes jaillissant d’un bon mètre du sol. Aussi bien Chantal que moi y réalisons de jolies photos. La plupart de ces fleurs orneront les marches des temples lors de cérémonies.
Pour une fois, nous restons diner à la guesthouse, sur notre balcon, à la lueur des bougies. Nous avons en effet commandé un bebek betutu, le célèbre canard à la balinaise cuit à l’étouffée sous la cendre qui demande une journée de préparation. Pierre nous a fait connaître l’un des plus fameux spécialistes d’Ubud qui nous applique toujours le prix local. De toute manière, là où il est placé, les touristes étrangers ne doivent pas s’y bousculer ! Pour l’accompagner, Ketut nous a gentiment offert le riz. Cette fois encore, la volaille se révèle succulente et nous éprouvons quelques difficultés à la terminer, avant de tout de même y parvenir. Il faut dire que la bête était entière, avec sa tête, et qu’elle pesait un poids certain !
Lors d’une balade, nous nous retrouvons sans le vouloir vraiment au pied des rizières de Jatiluwih. Nous en profitons pour emprunter ses sentiers un mois après les avoir sillonnés une première fois. Les premiers épis qu’une brise légère fait onduler sont apparus et adoucissent de façon spectaculaire le vert soutenu des tiges désormais plus hautes que moi. Je trouve cette période particulièrement photogénique et j’en profite pour déclencher à tout-va. Une fois encore, la nuit s’annonce très courte.
Ketut nous a avertis qu’une cérémonie étalée sur plusieurs jours allait se dérouler dans un temple assez proche d’Ubud. Habillés de nos atours balinais, nous nous y rendons et assistons, mêlés à la population locale, à une procession de vieilles dames pleines de grâce. Élégantes dans leur sarongnoir et leur kebayablanc, une fleur rouge accrochée au chignon et un bâton d’encens dans une main, elles effectuent onze fois le tour du temple en dansant. Arrive ensuite le Siat Sampian, bataille disputée par les hommes qui s’affrontent à coup d’offrandes récupérées de cérémonies précédentes. L’empoignade se déroule dans la joie et la bonne humeur, même si nous ressentons bien la connotation religieuse. Avant de partir plus de quatre heures après y être entrés, nous discutons avec quelques personnes sous le baleprincipal et assistons à un morceau de gamelanjoué par un orchestre de femmes. En nous promenant dans les alentours, nous tombons complètement par hasard sur une procession de plus d’une centaine de dames habillées de la même façon qui se rendent au temple en portant sur la tête une haute corbeille décorée de fruits. Nous prenons tous les deux de superbes photos. Encore un énorme coup de chance comme nous en avons quelquefois !
La fin du séjour approche déjà. On a du mal à le croire tellement le temps est passé vite. Aussi décidons-nous de retourner dans la région de Pupuan que nous apprécions. Nous retrouvons un restaurant où nous nous étions arrêtés avec nos amis Loïc et Jocelyne, il y a 17 ans de cela. La dame australienne qui le tenait alors l’a vendu à un Javanais qui vient d’entreprendre des travaux de rénovation. Contrairement à beaucoup d’autres, l’endroit n’a pas changé et respire toujours autant la quiétude ; nous nous réjouissons de cette trop rare exception. Depuis quelques jours, je m’efforce de trouver de petites voies que nous n’avons jamais empruntées. Aujourd’hui ne déroge pas à la règle. Pour rejoindre Belimbing, nous prenons des routes parfois à peine carrossables, mais qui traversent des coins d’une beauté insoupçonnable. Nous en sommes les premiers surpris et apprécions d’autant plus le trajet. Un autre jour, nous découvrons ainsi une jolie cascade que nous ne connaissions pas, mais dont l’aménagement de l’accès qui sent le béton frais ne laisse aucun doute quant à la transformation future de ce site encore sauvage pour quelques semaines. Mais quand s’arrêteront-ils donc ?…
À deux jours du départ, nous retournons au temple où s’est déroulé le Siat Sampian pour assister à des danses et à du théâtre. Après le barong, un couple de clowns traditionnels y improvise un long sketch où je tiens un rôle bien malgré moi. Placé au premier rang pour prendre au mieux mes photos, je crois comprendre que j’« intéresse » un peu la dame qui vient me poser quelques questions et me déclarer sa flamme en anglais, mais que mon crâne chauve intrigue beaucoup. Je ne saisis pas grand-chose, mais l’assistance éclate souvent de rire en me regardant. Derrière moi, j’entends Chantal qui rigole aussi. Heureusement que j’ai de l’humour ! Il est minuit passé lorsque nous rentrons.
La veille du départ, nous prenons la route à 5 heures, dans la nuit noire, pour Jimbaran assister au retour des pêcheurs. Au moment où le soleil se lève, les hommes débarquent quantité de sardines et de maquereaux, des marlins et même quelques thons d’une cinquantaine de kilos que les grossistes se disputent. Les porteurs, souvent des femmes, s’activent pour emporter sur la tête les paniers remplis de la plage à la criée. Dur labeur pour seulement quelques roupiahs ! La lumière matinale éclaire de façon magistrale les bateaux colorés qui se balancent sur l’eau et au milieu desquels se faufilent les barques de pêcheurs qui regagnent la terre ferme ; sublime tableau qui nous ravit chaque fois que nous y assistons. Avant de continuer la route vers Sanur et sa plage, nous prenons un café dans un warungtrès local, seulement fréquenté par les marins. Sympa !
Pour fêter notre départ, nous retournons diner une dernière fois chez « notre » mamie qui nous a cuisiné un ultime riz noir à la noix de coco et allons prendre un verre dans un bar que nous aimons bien, puis regagnons tranquillement la guesthouse. Demain matin, nous aurons tout le temps de préparer les sacs avant de partir pour l’aéroport vers 15 heures.
Ce treizième séjour nous laissera une impression bizarre. L’ile se métamorphose à vitesse « grand V ». Ce qui nous chagrine le plus, c’est le changement qui s’amorce dans les habitudes balinaises. Très intéressés par la manne providentielle, les jeunes locaux se lancent à corps perdu dans les activités touristiques en mettant de côté les coutumes ancestrales qui ont pourtant fait la renommée de l’ile. Ils cèdent la terre de leurs aïeux, les rizières donc, à des financiers javanais ou étrangers qui y construisent d’innombrables bungalows plus ou moins bien réussis et, pire, d’horribles complexes hôteliers qui viennent enlaidir des sites qui étaient sauvages il y a quelques années encore. Avec l’envie du profit, les mentalités évoluent aussi, le sourire toujours présent nous parait moins franc qu’auparavant. Ubud a radicalement changé depuis deux ans et particulièrement cette dernière année. Le village qu’il était s’est transformé en station « balnéaire » (il n’y a qu’à voir le nombre de touristes qui se promènent à pied ou en moto dans les rues en maillot de bain !) à l’image de Kuta ou de Canggu. Les embouteillages y sont devenus quotidiens, même hors-saison. Nous souhaitons sincèrement bonne chance à ceux qui y séjourneront durant l’été ! La clientèle elle aussi a beaucoup changé : exit les familles et les voyageurs qui venaient découvrir sa culture et assister aux cérémonies, place aux jeunes touristes qui n’y restent qu’une nuit ou deux sur le chemin de Changgu aux iles Gili. Ceux-là, adeptes du selfie et de la défonce nocturne, n’émergent que le lendemain midi pour se rendre la plupart du temps au parc d’attractions que sont devenues les rizières de Tegallalang avec leurs balançoires, leurs hideux portiques « I love Bali » et leurs warungsqui n’ont plus rien d’authentique. Dommage ! Ils ne connaîtront de Bali que le superficiel et c’est ce qui m’exaspère le plus. Il reste tant de belles choses à voir, tant de jolies rencontres à faire. Encore faut-il se donner les moyens de les réaliser. Et là, j’ai un grand doute. Pour la première fois, le pessimisme l’emporte dans mon esprit. J’ai en effet beaucoup de mal à imaginer une prise de conscience, un retour en arrière ou seulement un frein à cet immense gâchis. Autant du côté des touristes que, malheureusement, de celui des Balinais.
Nous y reviendrons certainement un jour, peut-être même dès cette année, mais nous faisons désormais partie de ceux qui disent : c’était bien mieux avant !
P….., on devient vieux !!!