Quelques inconvénients viennent ponctuer la vie des itinérants que nous sommes. Chantal s’est réveillée un matin avec un œil gonflé. Deux jours plus tard, l’amplification du phénomène nous oblige à chercher un docteur, la pharmacienne ne voulant pas nous délivrer de remède sans ordonnance. Dans une clinique de Mas, une « spécialiste des yeux » qu’elle nous a recommandée convie Chantal dans son cabinet, examine savamment la paupière bouffie et lui conseille… de poser une compresse tiède tous les matins durant une minute avant d’appliquer la pommade qu’elle lui prescrit. La note de la consultation nous semble un brin exagérée, se rapprochant très près des tarifs français ce qui, à Bali, représente une fortune. Selon les dires de Ketut, notre logeuse, peu de personnes ont accès à ces soins beaucoup trop chers pour la majorité d’entre elles. En tout cas, d’après ce que nous avons pu voir, j’émets un sérieux doute sur la compétence de la doctoresse, aussi gentille fût-elle. Avec cette thérapie « intensive », l’œil de Chantal ne retrouvera son aspect normal qu’au bout de trois longues semaines !
Comme à chaque séjour, nous partons un matin de bonne heure en direction des rizières de Belimbing et cette fois encore nous ne regrettons pas le déplacement. Toujours aussi belles, mais assez éloignées des lieux fréquentés, les touristes n’y viennent qu’en nombre limité. Nous profitons au maximum du fait que nous soyons seuls pour arpenter tranquillement l’amphithéâtre qu’elles façonnent. Nous y faisons tous les deux le plein d’images avant de poursuivre notre route, une heure et demie plus tard, vers Pupuan. Mais là, en cette période de cérémonies, la cantine où nous avons nos habitudes a tiré le rideau. Déçus, nous continuons la balade, le ventre vide. Dans une rizière en eau qui surplombe une vallée sculptée par les terrasses, quatre paysans nous gratifient d’un spectacle grandiose : dans un ballet qu’on penserait chorégraphié, ils repiquent les brins en cadence d’un geste précis et gracieux à la fois. Superbe ! Sur le chemin du retour, à Sangeh, une cérémonie a lieu au petit temple planté au milieu d’un étang. Nous en profitons pour nous mêler à la foule des fervents qui fêtent le Melasti. À cette occasion, tout le village est présent devant le plan d’eau et l’accueil fabuleux que ces personnes nous réservent met à mal mon jugement sur le Bali d’aujourd’hui. Assis au milieu des femmes toutes habillées de la même manière, sarong orange et kebaya de dentelle blanche, nous restons là un long moment à discuter et surtout à rire ensemble. La belle lumière de fin de journée m’incite à appuyer encore plus sur le déclencheur du Sony que je commence à maitriser un peu mieux et les plus audacieux viennent prendre des selfies en notre compagnie. Heureux, nous sommes heureux et savourons à sa juste valeur cet instant hors du commun.
Après cette grande virée de 180 kilomètres sur les routes sinueuses et pentues l’ile, nos fesses demandent grâce durant une journée entière. Nous gardons donc tous les deux la chambre. Chantal bouquine sur son iPad et je rédige quelques paragraphes de ce carnet et les mets aussitôt en ligne sur mon site. Pour une fois qu’internet fonctionne bien, ou plutôt ne marche pas trop mal, j’en profite !
Nous assistons aussi à quelques évènements dans les temples de la région. Partout, des cérémonies ont lieu et la décoration des sanctuaires nous ravit. À Taro, à Peliatan, à Ubud, les pura rivalisent de beauté. Avant d’aller défiler dans les rues du village sur les épaules de forts gaillards, les dieux en costume sont exposés dans un baleau milieu des corbeilles d’offrandes impressionnantes de complexité et de hauteur. Toutefois, après treize séjours à Bali, nous ne comprenons toujours pas grand-chose à ces nombreuses fêtes toutes différentes les unes des autres et qui se ressemblent tant !
Nous devons nous rendre au bureau de l’émigration de Denpasar faire prolonger nos visas obtenus à l’aéroport. D’habitude, nous nous en procurons un de deux mois en Malaisie, mais depuis l’année dernière ce pays n’en délivre plus. Nous sommes donc dans l’obligation de les faire sur place. Moyennant finances, les agences de voyages peuvent s’en occuper, mais leurs tarifs exorbitants nous ont découragés et incités à nous en soucier nous-mêmes. Pour cela, nous devons nous rendre trois fois dans la plus grande ville de l’ile : la première pour en faire la demande, remplir les papiers et… payer, la seconde pour nous faire tirer le portrait, laisser nos empreintes digitales et répondre à la seule question « où logez-vous ? » et, enfin, la troisième pour récupérer nos passeports. Nous y avons passé une heure à chaque fois et même deux lors de la première. Cela ne nous a pas vraiment gênés, nous avions le temps, mais nous ne comprenons tout de même pas pourquoi les agences de voyages parviennent à obtenir ces fameux papiers sans notre présence, sans nos photos, sans nos empreintes ! C’est vrai qu’ils demandent 4 à 5 fois le tarif pour certains et qu’à ce prix tout devient possible à Bali ! Mais ne soyons pas mauvaises langues !…
Nous venons de battre notre record de distance parcourue en une journée de moto. Je souhaitais en effet retourner à Tulamben et revoir l’épave de l’USAT Liberty, ce bateau américain torpillé par la marine japonaise échoué à une cinquantaine de mètres seulement du rivage. Avant d’y arriver, nous avons effectué une halte à Candidasa où nous avions logé lors de notre première visite et continué par le superbe itinéraire qui longe le littoral jusqu’à Amed. Pour le retour, nous avons emprunté une route escarpée plus centrale qui traverse de belles rizières en terrasses cachées au milieu de l’épaisse végétation. Lorsque je gare la moto le soir devant la guesthouse, nous avons effectué 212 kilomètres. Relativement facilement en plus ; étonnés par la distance, nous n’avons même pas mal aux fesses !
Sur les conseils de notre logeuse Ketut, nous filons dès le petit-déjeuner avalé vers Kintamani et son temple, le Pura Ulun Danu Batur, où se déroule durant quelques jours l’une des plus importantes cérémonies de toute l’ile. Après avoir réglé le billet qui donne en plus droit à un jus frais de goyave, nous pénétrons dans l’enceinte sacrée où fourmille une foule de fidèles en tenue traditionnelle. Craquant : même les bébés dans les bras de leurs parents portent sarong et kebaya ou udeng ! Des danses ont lieu dans la grande cour et, après y avoir assisté, tout le monde se retrouve devant l’autel sacré pour y prier. L’ornement des différents secteurs ajoute des touches de couleurs bienvenues dans ce décor, aussi beau soit-il, de pierre noire basaltique et de brique. Parasols, penjor, tissus blancs, jaunes, rouges, noir et blanc encadrent les nombreuses portes et merudu sanctuaire. D’énormes statues, dont celle de la déesse qui protège le lac, réserve d’eau la plus importante de Bali, sont réalisées à base de différents aliments comme le riz, les cacahuètes, les piments, les potirons. Le résultat est véritablement impressionnant. Une fois encore, nous évoluons au milieu de gens respectueux qui nous adressent maints sourires et signes de bienveillance. Beaucoup viennent se prendre en photo en notre compagnie. Nous échangeons même nos mails avec certains.
Cela nous change énormément du temple de Besakih où, quelques jours après ce beau moment de convivialité, nous sommes virés sans ménagement parce que nous demandons aux guichetiers pourquoi le prix des billets a doublé depuis le mois d’octobre. Sans nous donner la réponse, l’un d’entre eux bouscule, légèrement certes, Chantal qui était en train de photographier, mais en nous parlant balinais et en nous indiquant d’un œil mauvais la sortie. Après quelques paroles peu amènes échangées, nous préférons déguerpir, choqués, pour ne pas envenimer la situation. Quand, sur le chemin du retour vers Ubud, nous nous arrêtons pour prendre quelques clichés d’une scène de moisson et qu’une vieille dame vient vers nous en tendant la main et en gueulant méchamment « no money, no photos ! » notre abattement atteint son apogée.
Voilà ce que devient l’ancienne « ile des dieux », celle que les agences ou les magazines de voyage qualifient encore de paradisiaque ! Dans les endroits hyper fréquentés, Ubud compris, commerçants et professionnels du tourisme sont en train de totalement perdre la tête et leur culture, assoiffés de dollars. Définitivement ? Pour une fois, devant une évolution aussi rapide, je reste pessimiste…
Heureusement, cette malheureuse journée se termine de manière beaucoup plus sympathique. Chantal qui souhaite acheter un sac retrouve complètement par hasard une vieille dame qui tenait un restaurant que nous avions l’habitude de fréquenter il y a maintenant presque vingt ans. Caché au fond d’une cour que l’on qualifiera de locale, celui-ci existe toujours, avec les mêmes tables, les mêmes nappes, les mêmes chaises ! Les murs auraient besoin d’un bon coup de peinture, mais l’ensemble est resté relativement propre. Nous racontons notre histoire à la vieille patronne et tout de suite celle-ci se propose de nous confectionner les plats que nous adorions manger chez elle. Rendez-vous est pris pour le diner. Après une Bintangapéritive sirotée sur notre terrasse en regardant défiler les photos de nos anciens voyages sur l’écran du MacBook Pro, nous prenons place, un peu émus, dans la salle défraichie. La dame nous attendait. Sans surprise, nous sommes ses seuls clients. Après quelques paroles de bienvenue, elle rejoint son mari qui officie dans la cuisine attenante et revient quelques minutes plus tard avec deux assiettes bien appétissantes. Le fumet qui en émane élimine sur-le-champ nos craintes quant à la qualité. Le papy a manifestement su garder la main. Le poulet frit farci aux épinards et à l’aubergine, servi avec petits légumes croquants et riz, est succulent. En apercevant nos gamelles vides, la dame part dans un grand rire, visiblement satisfaite. Mais nous avons tenu à venir ici surtout pour retrouver le savoureux riz noir à la noix de coco et à la banane qu’elle nous confectionnait à l’époque et qu’elle nous avait fait découvrir. Nous ne sommes pas déçus. Dès la première cuillerée, ce goût et ce parfum si particuliers que nous avions tant aimés nous reviennent à l’esprit. Nous avons immédiatement l’impression d’en avoir mangé pas plus tard que la semaine dernière alors que pratiquement deux décennies se sont écoulées. Incroyable mémoire gustative ! Merci Madame ! Grâce à vous, la consternation de ce matin fait déjà partie des souvenirs…