Après une journée de plage à Sanur, nous partons tôt le lendemain en direction de Jatiluwih et ses rizières réputées. Même si nous les connaissons presque par cœur, nous n’imaginons pas un séjour à Bali sans aller au moins deux fois nous repaître de ces magnifiques paysages qui dévalent les coteaux d’une montagne leur servant de décor. Mais chaque jolie chose ayant son revers, les anciens sentiers paysans en terre qui serpentaient entre les parcelles ont été progressivement aménagés. Nous y croisons désormais quelques taxis qui promènent leurs clients fortunés…
Décidément, les Balinais rivalisent d’ingéniosité pour bousiller leur héritage. Pourtant optimiste de nature, je considère avec d’autres vieux habitués la chose malheureusement irréversible et, à moins d’un cataclysme inespéré, Bali y dilapidera très vite sa belle culture ancestrale. Ubud qui avait tant bien que mal résisté jusque là semble avoir abandonné une partie perdue d’avance et livre ses dernières rizières à des immobiliers sans scrupules. Après le Sud, après Kuta et sa région, après Changgu, Ubud a droit à son tour à un relookage fort déplaisant. Les habitants y ont troqué, dans les meilleurs des cas, leur légendaire bonhomie naturelle contre un sourire de façade qui ne laisse guère de doute quant à leurs intentions lucratives. Dans la plupart des autres circonstances, ils vous ignorent carrément. Malgré tout, il suffit de s’éloigner de quelques kilomètres de ces lieux hyper touristiques pour retrouver l’esprit, la gentillesse qui avait su nous séduire il y a vingt ans. Comme la faune qui diminue à cause d’une déforestation massive, le vrai peuple balinais se restreint de plus en plus avec la disparition de son ancienne génération et, surtout, l’amputation de son territoire traditionnel…
Bali, attention ! Ton âme fout le camp !
Tu es en train d’agoniser et personne, dont ta population en premier lieu, ne s’en émeut…
Autres lieux, autres rizières. Celles de Tegallalang ne sont pas en reste. Les parcelles qui dévalaient le versant depuis la route ont pratiquement toutes disparu pour faire place à une suite de bungalows qui abritent restaurants et bars. Sacrifiant à la mode du moment, une nouveauté a été apportée en cette année 2018 : une balançoire géante au-dessus des champs de riz. Suspendue à deux palmiers, elle attire en masse les Chinois et Indiens, entre autres, avides de sensations ou d’un selfie original. L’autre versant accueille sans compter les touristes toujours plus nombreux à vouloir se faire photographier en compagnie d’un paysan « si typique » qui exige un gros billet à chaque cliché dans un endroit « si nature », mais à l’accès bien payant !
Lors d’une promenade dans le sud que nous exécrons pourtant, nous faisons pour la première fois une halte à Benoa, station balnéaire souvent citée dans les catalogues. Nous n’avons pas encore posé le pied à terre que nous comprenons immédiatement pourquoi nous n’y étions jamais venus. Faisant suite à un alignement sans charme d’hôtels de luxe, d’horribles hangars qui possèdent tous un parking pour autobus et un ponton en béton pour embarquer proposent les watersports, ces fameux « jeux d’eau » dont les Asiatiques sont tellement friands. Parachutes ascensionnels, scooters des mers, bananes et tapis volants tirés par des hors-bords aux puissants moteurs, kayaks mal manœuvrés par des débutants qui n’avaient encore jamais tenu une rame dans les mains slaloment sur les vagues en s’évitant comme ils le peuvent. Le mot capharnaüm nous semble trop complaisant pour décrire ce que nous avons devant les yeux, foutoir parait plus approprié. Atterrés ! Nous sommes abasourdis ! Dans une odeur nauséabonde de gazole et de gaz d’échappement, nous remontons très vite sur la moto et fuyons littéralement cet endroit infect qui se voudrait la nouvelle Bali. Tout près, nous nous arrêtons à Nusa Dua qui, du coup, nous parait un paradis. Artificiel certes, mais nirvana tout de même. Tout est propre, tout est calme, mais un bulldozer posé sur le sable gâche malgré tout la jolie perspective qu’on pourrait avoir de la plage autrement. Mais après ce que nous venons de voir, l’endroit nous semble bizarrement féerique !
Autre souci majeur dont j’ai déjà parlé : les ordures. J’ai nagé au milieu d’elles lors d’un snorkeling sur l’épave engloutie du Liberty à une cinquantaine de mètres du rivage à Tulamben. Le lieu bien connu des plongeurs attire d’habitude la grande foule, mais en cette première période de récession économique, peut-être due à l’hypothétique éruption du volcan Agung, les clients se font beaucoup plus rares. Pourtant, les déchets de toutes sortes et les emballages plastiques en particulier tapissent hideusement le fond ou pire stagnent entre deux eaux au milieu des poissons. Pour la première fois, je n’ai pas aperçu de tortues. J’espère juste avoir été malchanceux. Il ne faut pas croire que les visiteurs étrangers abandonnent leurs détritus n’importe où. Ce sont les Balinais eux-mêmes qui les balancent encore aujourd’hui comme ils s’en débarrassaient il y a une quinzaine d’années : en les jetant partout. Sauf qu’à l’époque, les sachets plastiques n’étaient pas aussi utilisés que maintenant et que les emballages en feuilles de bananier ou en papier étaient monnaie courante. Ils se décomposaient donc rapidement. En gardant leur mauvaise habitude de tout balancer par terre, ils ne contribuent en aucun cas au sauvetage de leur ile. Il suffit de regarder l’état dans lequel ils laissent les lieux à la fin d’un marché. Effrayant ! Mais après un orage, la place est nette, la pluie a presque tout nettoyé. Pourquoi changer, pensent-ils, tandis que les torrents charrient ces trucs plus ou moins bien identifiés vers la mer si accueillante ? Même en rêve, je n’arrive pas à imaginer la fin de ce cercle vicieux. Trois touristes japonais qui plongent près de moi remplissent méthodiquement et patiemment un sac des saletés qui « décoraient » l’épave et ses environs immédiats. Les pauvres pourraient y passer des mois… Et que dire de Sanur ? Nettoyée sans relâche devant les grands hôtels, la plage doit subir les marées avec tout ce qu’elles charrient : un nombre impressionnant de gobelets et bouteille plastiques et une quantité dantesque de sachets de toutes sortes. Je ne parle même pas des offrandes qui terminent leur vie ici en compagnie de feuilles de cocotiers, de noix de coco, de chaussures, de tissus, etc., etc.. Dans l’anse que nous fréquentons, les balayeurs se relaient toute la journée et ramassent par sacs entiers ces saletés qui arrivent chaque jour en plus grand nombre. Comment ne pas désespérer en constatant que les autorités continuent de fermer les yeux sur ce sacré problème ?
Mais, paradoxalement, Bali nous plait toujours. Peut-être avons-nous eu la chance d’évoluer en même temps qu’elle. Je le crois un peu. Lors d’une balade dans le Karangasem, une partie encore à peu près sauvegardée, une femme vient à notre rencontre tandis que je suis en train de prendre des photos près de chez elle. Rieuse et pas pressée pour deux sous, elle reste discuter un long moment avec nous. Nous la quittons alors que le tonnerre commence à gronder. Pour éviter l’averse qui se prépare, nous garons la moto sous un bale où une dame tient un stand de bakso. Nous ne résistons pas à l’odeur qu’il dégage, mais commandons, par précaution, un seul bol de cette spécialité locale. La première bouchée avalée, nous en demandons vite un deuxième. L’homme qui mange le sien à nos côtés nous regarde d’un œil amusé, lui qui vantait tant les mérites de la cuisinière quelques minutes auparavant. Voilà des moments que nous apprécions ! Comme d’ailleurs celui que nous passons sur le marché de Gianyar quelques jours plus tard. Nous ne savons pas pourquoi, mais de tous les bazars de Bali, c’est celui que nous préférons. Chantal y a acheté son sarong l’année dernière et j’y ai fait quelques jolies photos. Au contraire de celles d’Ubud, les vendeuses d’ici nous adressent de larges sourires encore sincères et nous interpellent avec les quelques mots d’anglais qu’elles connaissent. L’ambiance bon enfant qui règne là nous remet du baume au cœur. Dommage que le résultat de mes photos soit quelque peu banal… Mais on ne gagne pas à tous les coups !
Quelques kilomètres plus loin, nous assistons à une cérémonie au temple de Masceti. Situé carrément sur la plage, il accueille de nombreux villages venus faire leurs offrandes aux dieux de l’eau. Lors de la fête d’aujourd’hui, les habitants, évidemment vêtus de leurs plus beaux atours, y jettent quelques canards bien vivants, aussitôt repêchés par des personnes démunies qui n’attendent que ce moment pour varier de leur plat unique et quotidien, le riz bouilli. En toute fin d’après-midi, dans un village des environs d’Ubud, nous tombons sur un combat de coqs organisé dans l’arrière-cour d’une maison. Cette fois encore, malgré mon appareil en bandoulière, on nous y accueille très gentiment. Le propriétaire d’un des poulets nous explique ce qui va se passer et comment le perdant de la bataille finira tout à l’heure en satay, la brochette grillée de viande hachée, dans l’assiette des villageois. Les mauvaises langues appelleront cela l’abattoir traditionnel, mais une chose est certaine, ici, les hommes adorent leurs volatiles, s’en occupent tous les jours, les caressent de longs moments et les promènent même en moto sur leurs genoux ou bien calés derrière eux sur la selle. On l’a vu à de maintes reprises.