Un matin, le réveil nous arrache du sommeil à 5 heures : nous avons en effet décidé d’aller assister à l’aumône des moines. Il y a quatre ans, nous avions été assez déçus de constater que le défilé était devenu un tantinet spectaculaire avec des touristes, presque aussi nombreux que les locaux, qui participaient à la cérémonie. La marche en arrière n’étant certainement pas possible, nous nous attendons au pire pour cette fois-ci. Le jour pointe à l’horizon lorsque nous pénétrons dans la rue principale. Des femmes à genoux, une écharpe ceinte sur leur chemisier blanc, patientent en vérifiant une dernière fois les boulettes de riz gluant dans le panier en osier posé sur un tapis devant elles. Les moines arrivent au moment précis où le soleil se lève. Il est à peine 6 heures. Les touristes qui commençaient à trépigner se précipitent alors comme des rapaces pour tenter de capter le cliché inoubliable. En ce qui me concerne, je joue d’abord des coudes avec quelques-uns avant de battre en retraite dans une rue plus éloignée et surtout beaucoup plus calme. Nous avons de la chance, car le cortège y passe quelques minutes plus tard. Une chose a cependant changé depuis notre dernière visite. Aujourd’hui, des gamins défavorisés suivent les moines avec de grands sacs en plastique dans lesquels ils recueillent les offrandes que les novices leur recèdent. Il s’agit presque exclusivement de friandises que les touristes, mêlés aux locaux, ont données quelques instants auparavant et dont ils se débarrassent en faisant eux-mêmes une bonne action. Cela ressemble désormais à un spectacle bien rodé. Malheureusement. Le calme et la ferveur que nous avons eu la joie d’apprécier il y a neuf ans semblent définitivement rangés au rayon des souvenirs… Mais la chance est avec nous : nous pénétrons dans le Vat Mai, un des temples majeurs de Luang Prabang, avant que le guichet des entrées ne soit ouvert. Une sorte de messe rassemble moines et fidèles dans le bâtiment principal. Nous en profitons pour en faire le tour et admirer les nombreuses statues, plus belles les unes que les autres, qui ornent l’intérieur. Nous nous agenouillons en retrait des participants et assistons aux chants si caractéristiques de la cérémonie bouddhiste, puis quittons ce lieu reposant au moment où les bonzes et novices entament leur repas disposé sur des plateaux bien rangés devant eux. L’odeur de la bonne nourriture a titillé nos estomacs. Il est temps d’aller déguster croissants et chocolat onctueux ! Nous terminons la matinée par un tour sur le marché local qui borde les rues près de notre guesthouse.
Le matin suivant, nous louons deux vélos pour la journée. Du coup, la pâtisserie du petit-déjeuner nous semble beaucoup plus proche ! Après nous être régalés, nous pédalons jusqu’au marché Phosi à trois kilomètres plus au nord. Nous flânons ainsi une bonne heure dans un dédale de stands de fruits et légumes, de viande, de poisson, d’innombrables boutiques de vêtements, de quincaillerie et de bien d’autres choses encore. Nous passons très vite à côté de bacs en plastique, tels ceux qui servent de poubelle chez nous, remplis d’une sauce épaisse aux infâmes relents de poiscaille pourrie. Chantal s’attarde un peu devant un présentoir de bijoux et un second de chaussures avant de s’engouffrer dans une allée consacrée aux produits de beauté, c’est-à-dire du shampooing, du savon et quelques pots de crème Nivéa. Nous mettons un bon moment pour retrouver nos vélos dans ce labyrinthe que nous délaissons pour nous rendre dans un temple tout proche, le Vat Phabat Tay. Un peu éloigné du centre de Luang Prabang, il fait pourtant partie, à nos yeux, des plus jolis. Surplombant le fleuve, les nombreux bâtiments qui le composent affichent des couleurs plus chatoyantes les unes que les autres. Ce genre d’endroit respire toujours la quiétude et la sérénité. Aussi restons-nous quelques minutes à observer un pêcheur qui s’escrime à manipuler une grande épuisette dans les eaux boueuses du Mékong pour ne remonter qu’un malheureux poisson minuscule qu’il s’empresse de jeter dans une boite à l’abri du soleil.
Nous pédalons au hasard de nos envies : une fois un temple, une autre fois une maison coloniale retapée. Des voix attirent notre attention. Elles proviennent d’un terrain de pétanque où une partie semble particulièrement disputée. Nous garons nos bicyclettes contre la cahute attenante et avançons jusqu’à l’aire de jeu. Un groupe d’hommes, un peu ventrus pour les plus âgés d’entre eux, est en train de mesurer avec une application tout asiatique, c’est-à-dire au jugé de celui qui est le plus important, la distance entre deux boules et le cochonnet. Le point semble crucial, car plus personne ne rigole. Pendant ce temps, un jeune garçon apporte un verre à chacun de nous deux et, sans que nous puissions protester, y verse de la Beerlao sur des glaçons. Avec cette chaleur et malgré l’heure matinale (il est à peine 11 heures), nous n’avons pas le courage de broncher. Nous avalons quasiment d’une traite la bière rafraichissante. Nous n’avons pas encore roté notre goulée que déjà le serveur remplit de nouveau nos gobelets avec autorité. Chantal braque vers moi ses yeux où je lis une certaine panique. Je lui fais signe d’accepter pour ne froisser personne. Un jeune homme qui regarde le jeu comme nous s’approche et se met à nous parler dans un français parfait et pratiquement sans accent. Il a appris notre langue à l’école et au contact des visiteurs, mais sans jamais avoir posé les pieds sur notre sol. Nous en sommes tout éberlués. Pendant ce temps, Chantal a pris son iPad et commence à filmer la partie de pétanque. Un des joueurs la voyant faire vient précipitamment vers elle et lui ordonne sans ménagement de ranger sa tablette. Ce qu’elle fait volontiers ayant réussi à enregistrer avant qu’il ne l’aperçoive. Lorsque nous en demandons l’explication au jeune homme parlant français, il nous apprend que nous sommes à la police et qu’ils ne souhaitent pas être filmés ou photographiés durant leurs heures de travail !… N’ayant pas envie de déranger plus longtemps, nous terminons le verre que l’autre garçon a rempli pour la troisième fois et reprenons nos vélos garés contre la cahute marquée Police dont nous n’avions pas lu l’enseigne à notre arrivée. Sinon, nous aurions passé notre chemin, mais aurions raté ce grand moment. Nous essayons, dans un fou rire à n’en plus finir (dû à l’ivresse, dites-vous ?), de nous imaginer la même scène dans un poste de gendarmerie en France…
Après quelques kilomètres et une bonne montée que Chantal effectue à pied en poussant son engin, nous débouchons sur l’esplanade arborée d’un temple doré, le Vat Phan Phao Santi Cheidy qui domine Luang Prabang et la vallée de la Nam Khan. Après avoir repris notre souffle, nous poursuivons vers le Stade National que l’on a connu bien entretenu, mais qui paraît aujourd’hui plus ou moins abandonné. Il permet tout de même d’entreposer les camions et le matériel des pompiers qui, en plus, semblent habiter des cabanons installés dans les tribunes des terrains de badminton ! Quant à la piscine olympique, pourtant remplie d’eau claire, elle a l’air de ne servir que d’abreuvoir aux oiseaux du coin qui s’y relaient. Dommage que les autorités municipales ne l’ouvrent pas aux touristes : nous y viendrions volontiers nous rafraichir de la chaleur. Pour retourner à la guesthouse, nous empruntons le fameux pont de poutres d’acier rouillé, mais sur les longs madriers de bois cette fois et non sur les passerelles qui terrorisaient tant Chantal. Même si la marge de manœuvre reste faible, nous nous en sortons tous les deux très bien. Nous terminons cette journée de balade sur les rives de la Nam Khan et du Mékong. Devant un restaurant réputé dont nous étudions la carte avec une certaine envie, nous faisons la connaissance avec un jeune couple de Français sympas avec qui nous discutons jusqu’au crépuscule, puis allons manger… sur le marché de nuit, beaucoup plus accessible à notre bourse.
Le ciel pur et le soleil matinal nous incitent à partir tôt. Une jolie lumière inonde les temples. Nous en profitons tous les deux pour mitrailler à tout-va. Nous ne nous arrêtons qu’à 10 heures, nos ventres criant famine. Puis nous reprenons la balade en gravissant la colline du Mont Phousi qui domine la ville. Parvenus au sanctuaire posé sur son sommet, nous entamons une conversation en anglais avec deux jeunes d’… Annecy, William et Chloé qui, devant mon accent certainement très reconnaissable, nous répondent en rigolant directement en français ! La discussion dure un long moment, en plein soleil. Mais, ayant réservé une excursion vers les cascades dans une agence locale, ils doivent rapidement nous quitter pour allez casser la croute. Nous les regrettons déjà…
Ce soir, devant une salade de papaye verte et une saucisse épicées à souhait, un vieux juge thaïlandais et sa femme parviennent à nous faire aimer encore un peu plus leur pays…
Notre séjour à Luang Prabang tire à sa fin. Une nouvelle fois, nous y aurons passé de très agréables moments, fait de belles rencontres. Nous avons aussi trouvé qu’il y avait peu de visiteurs, ce qui n’est pas pour nous déplaire, mais qui doit tout de même inquiéter un peu les professionnels du tourisme local. Nous ne nous souvenons plus d’avoir vu si peu de monde arpenter les temples du village. Nous y étions presque tranquilles. En réponse à notre constatation, le papy de notre guesthouse nous affirme que la saison ne débutera qu’à la mi-novembre. Pourtant, nous y étions venus à la même période il y a neuf ans et les rues étaient autrement plus fréquentées qu’aujourd’hui.
Nous tenons à acheter nos billets de bus dans la boutique où nous avons loué nos vélos l’autre jour, car nous avions trouvé le jeune propriétaire vraiment sympa. Il nous reconnait aussitôt et s’empresse de faire la réservation moins chère que le prix indiqué ailleurs. Nous apprécions.
Nous passons le dernier jour à la guesthouse, chacun vaquant à ses occupations, avant d’aller souper sur le marché de nuit où nous négocions en plus trois paquets de cacahuètes pour accompagner nos bières apéritives de Vientiane.