Un tuk-tuk passe à la guesthouse pour nous emmener à la gare routière. Un bus flambant neuf attend qu’on prenne tous place dans nos couchettes un peu étroites certes, mais confortables, pour mettre son moteur en marche. Cela nous change de tout au tout de notre trajet d’il y a quatre ans quand le car, pourtant VIP, mais complètement déglingué, avait vu une partie de son toit s’envoler, une rangée de sièges se décrocher dans un virage ou bien encore son moteur être déposé en pièces détachées sur la chaussée. Nous étions arrivés avec plus de quatre heures de retard. Ce soir, nous partons exactement à l’heure prévue et même si nous dormons peu, trop secoués sur la route sinueuse, le voyage se passe sans aucun problème notoire. Il est 6 h 15 du matin lorsque nous atteignons Vientiane. Un tuk-tuknous arrête juste devant l’hôtel que nous avons choisi, mais nous devrons patienter jusqu’à 9 h 30 avant de prendre possession de notre chambre, celle-ci étant encore occupée. En attendant, nous allons prendre un petit déjeuner dans une pâtisserie que nous connaissons bien, la même que celle de Luang Prabang, où nous engloutissons nos croissants en un clin d’œil.
Après la douche, nous nous enfonçons dans les rues et ruelles de la capitale à la recherche des guesthouses où nous avions posé nos sacs les séjours précédents. Les deux n’existent plus : une semble à l’abandon et l’autre a l’air d’être transformée en maison particulière. D’ailleurs, Vientiane se métamorphose très vite ; de nombreux hôtels de catégorie supérieure ont vu le jour et ceux qui ne seraient pas revenus ici depuis sept ou huit ans ne reconnaitraient plus du tout la rive du Mékong. Une grande esplanade et un parc arboré ont en effet été gagnés sur le fleuve lui-même et une quatre-voies longe désormais celui-ci. Qu’elle semble loin l’époque où nous suivions les régates depuis la berge boueuse, au pied des maisons ! Au gré de nos errances, voilà que nous débouchons sur les Champs-Élysées laotiens. Nous les remontons jusqu’à Patuxai, réplique en béton de notre Arc de Triomphe parisien. Nous n’avons plus le temps de poursuivre plus en avant notre promenade, aussi restons-nous autour du monument assister au coucher de soleil. En rentrant, nous faisons un petit détour par le That Dam, grand stupa en brique noirci par le climat et planté du milieu d’un carrefour tout près de l’ambassade des États-Unis. Un gardien signale d’ailleurs notre présence par talkie-walkie. Des fois que nous serions des terroristes !
Nous trouvons à manger, dans des stands installés au bord du Mékong, du poulet grillé, fixé sur une tige en bois fendue, et des rotibanane que nous retrouvons ici pour la première fois depuis que nous avons quitté la France. Autant le poulet nous satisfait, autant le pancake beaucoup trop huileux nous déçoit. Nous attendrons d’être en Thaïlande pour renouveler l’expérience. Nous sommes en train de chercher un loueur de motos pour demain lorsque nous tombons sur William et Chloé, les Haut-Savoyards rencontrés à Luang Prabang. Contents de nous revoir, nous allons prendre un pot ensemble. La discussion va bon train, mais, tous les quatre bien fatigués, nous nous séparons en nous souhaitant bonne chance et en nous promettant de nous suivre sur le net.
Avec notre bécane toute rouge, nous filons d’abord à l’ambassade du Cambodge déposer nos passeports pour obtenir les visas pour notre prochain séjour dans ce pays voisin du Laos. Le personnel, aussi gentil que les fois précédentes, nous invite à venir les retirer cet après-midi. Nous reprenons la route pour une trentaine de kilomètres monotones vers le temple Xieng Khuan, plus connu sous le nom de Bouddha Park. Nous l’avions découvert lors de notre premier passage, mais n’y étions jamais revenus. Nous trépignons, en fait, impatients de retrouver les 200 statues bouddhistes et hindoues en béton qui nous avaient tant séduits. Le cadre paisible du parc situé en bordure du Mékong contraste radicalement avec les œuvres quelque peu excentriques sculptées en 1958 par un chaman-prêtre-yogi laotien. Durant plus de deux heures, nous cherchons les angles les plus spectaculaires, les réalisations les plus extravagantes. Certes, la plupart d’entre elles ont un peu noirci, mais le Bouddha allongé reste toujours aussi imposant avec ses 120 mètres de long. Nous mitraillons tous les deux de tous les côtés. Dans la chambre ce soir, nous devrons passer un bon moment à faire le tri dans tous nos clichés. Après avoir bu et retrouvé un peu de vigueur à l’ombre des grands arbres qui entourent le parc, nous reprenons la direction de Vientiane. Sur la moto, l’air dû à la vitesse nous permet de supporter un peu mieux le soleil harassant de midi, mais nous devons tout de même nous arrêter pour racheter de l’eau, tellement la chaleur est intense.
À l’entrée de la capitale, nous nous garons dans le Vat Simuong, le plus vénéré des sanctuaires bouddhistes de la ville, à l’exception du That Luang. Très coloré, dédié à la chance et à la divination, il abriterait le génie protecteur de Vientiane. Les Laotiens y viennent aussi pour résoudre, entre autres, un quelconque problème de procréation. Lorsque les vœux se réalisent, ils achètent des couronnes de fleurs ou de fruits aux marchands disséminés tout autour du temple et les déposent, en remerciement, devant l’un des autels. L’appareil photo à la main, je m’amuse avec le jaune des bâtiments, le rose et le rouge du portique des entrées et avec les sculptures d’animaux qui ornent l’un des sanctuaires. Nous profitons de la moto pour longer le Mékong durant plusieurs kilomètres. Avec l’aménagement des berges, une rue bitumée a désormais remplacé le chemin de terre sur un ou deux kilomètres et fait disparaitre les guinguettes sur pilotis qui y avaient leur place. Quelques restaurants, des immeubles modernes dont un complexe hôtelier ont vu le jour et d’autres sont en cours de construction. Le paysage de cette partie de la ville change presque trop vite.
Après un passage à l’hôtel pour y déguster une pâtisserie locale offerte avec une boisson de son choix, en l’occurrence du café frappé en ce qui nous concerne, nous retournons récupérer nos passeports visés à l’ambassade du Cambodge avant de nous rendre au Vat That Luang, monument religieux le plus important du Laos. Nous y venons en général plusieurs fois durant nos séjours ici. On ne déroge donc pas à la règle et apprécions de nouveau le temple entièrement doré. Nous ne rentrons pas à l’intérieur aujourd’hui, car c’est plutôt de l’extérieur qu’il montre son plus joli profil. Avec le soleil déclinant, le stupa or du temple prend des teintes rosées incroyables. C’est le moment des meilleurs clichés. Un grand bouddha couché nous retient un peu, surtout qu’un petit groupe de jeunes moines très photogéniques dans leur tenue orange s’active dans les parages. L’astre vient de disparaitre et nous sommes prêts à quitter les lieux lorsque je m’aperçois que des spots sont en train de s’allumer et vont éclairer l’édifice. Je décide donc de patienter jusqu’au moment de l’heure bleue, au grand dam de Chantal qui commence à avoir l’estomac dans les talons. Notre attente est récompensée avec un monument savamment illuminé, par un Français soit dit en passant, qui se détache sur le bleu intense du ciel.
Il est temps maintenant de retourner rendre la moto, d’apprécier notre bière sur la terrasse de l’hôtel avant d’aller diner dans la gargote de trois sœurs indiquée sur notre guide. Chantal choisit des nems en entrée, se ravise et préfère attendre de voir les parts avant de choisir son plat principal. Et elle a bien fait ! On dépose devant son nez une assiette de 10 gros rouleaux de printemps découpés en trois. Elle n’en croit pas ses yeux et m’en offre tout de suite quelques morceaux de peur de ne pas pouvoir tout manger ; il faut avouer que l’assiette est impressionnante. Je ne me fais pas prier une seconde de plus et trempe mes morceaux dans une sauce aux cacahuètes sublimement épicée. Trop bon ! Quant à la soupe que j’ai commandée, elle arrive dans une soupière (!) dans laquelle je pioche viande, nouilles et légumes avec mes baguettes. Chantal est pliée de rire devant l’énormité de nos portions. Je n’ai pourtant aucun mal à terminer mon bol, mon organisme ayant certainement besoin de remontant après cette journée épuisante…
Je choisis de rester à l’hôtel travailler sur mes photos et ce journal le lendemain. Mais, pour faire plaisir à Chantal, je l’accompagne tout de même dans un grand magasin avant de revenir m’atteler à la tâche. Dans le hall, nous faisons la connaissance de deux jeunes Bordelais, charmants et avenants, qui entreprennent un tour du monde d’une année. Fans de surf, ils fêtent leur premier mois de route. En les quittant, nous leur souhaitons bonne chance et beaucoup de belles rencontres dans la continuation de leur aventure. Chantal repart, seule cette fois, faire les magasins de Vientiane. Heureusement, il y en a très peu. Elle dégote malgré tout, pour moins de quatre euros, un soutien-gorge qui lui convient bien. C’est bien, elle sait rester raisonnable.
Dégustation d’œuf couvé…
Après avoir bu notre bière en compagnie d’une chanteuse française qui, paraît-il, « a » un nom et un gros label, mais que nous ne connaissons pas, nous retournons dans le même restaurant qu’hier soir. Toutes les tables étant occupées, nous nous installons avec un Lao qui nous propose gentiment de partager la sienne. Lorsque sa jeune épouse accompagnée de deux amies arrive peu après, nous nous tassons et commençons à échanger quelques mots d’anglais avec eux. Nous posons l’assiette de nems de Chantal au milieu pour que chacun puisse se servir aisément (ils n’en prennent en fait qu’un morceau chacun), avant de nous voir offrir, en retour, des brochettes d’œufs… avec un poussin à l’intérieur. Chantal, pas téméraire pour deux sous, refuse tout net. Poli, mais surtout pour ne pas décevoir nos hôtes qui semblent tellement heureux de nous en faire cadeau, j’accepte d’en manger un. Mais un seul ! Je m’étais pourtant promis de ne jamais toucher à ces œufs couvés qu’on rencontre également en Chine et au Vietnam. Mais devant tant d’attente, je me dois de passer à l’acte. Aussi ne suis-je pas forcément très rassuré quand je casse le haut de la coquille. Ce que j’aperçois alors à l’intérieur me fait regretter d’avoir accepté. Mais tous les yeux tournés vers moi et Chantal qui a commencé à filmer la scène m’empêchent d’arrêter là l’expérience. Prenant mon courage à deux mains, mais ne souhaitant pas voir ce que je suis en train de faire, j’enfonce la petite cuiller. D’habitude, un œuf, c’est mou, voire légèrement consistant ; cela dépend de sa cuisson. Mais cette fois, je découvre une nouvelle sensation. C’est dur, vraiment dur. J’interroge du regard mes voisines de table. Elles me font comprendre qu’il faut y aller franchement et me servir de la cuiller comme d’un couteau pour pouvoir attraper un peu du pauvre volatile qui ne demandait qu’à courir dans la basse-cour. Moi aussi d’ailleurs, j’aurais bien aimé qu’il naisse un jour ce poussin ! Mais pour l’instant, je suis en train de lui briser le cou ou autre chose et d’en porter un morceau à la bouche, en fermant les yeux. Je ne veux surtout pas voir la crête, la tête, le bec, les ailes ou les pattes avant d’avaler. J’ai trop peur de tout dégobiller dans ma soupe ! J’entends Chantal crier de dégoût tout en continuant à filmer. Ça encourage ! Je m’étonne tout seul lorsque je me surprends à mastiquer la petite portion que je viens d’engouffrer. J’ai eu envie de la gober, mais déglutir m’a été impossible ! Je suis aussi doublement frappé par la saveur : je m’attendais à bien pire. Ça a le goût du poulet ! Goût de poisson aurait été illogique, je l’avoue. Mais je pensais avaler du fiel ou je ne sais quoi et je me retrouve à manger de la simple volaille. Me voilà un peu plus rassuré. J’ouvre alors les yeux et constate que tous mes voisins sourient de satisfaction. Ça motive ! Je trifouille donc de nouveau mon œuf, que dis-je ?, mon poussin et parviens à en arracher un autre morceau que je porte aussitôt à la bouche. J’ai hâte d’en finir. J’ai dû tomber sur les cuisses et le croupion, car la viande est plus tendre. Mais j’ai un doute : je ne sens pas les petites pattes ergotées. Je n’en saurais rien, n’ayant pas voulu étudier ce que j’avais réussi à sortir de la coquille. Deux bouchées plus tard, j’avais tout terminé. Sous les applaudissements ! J’estime les avoir bien mérités. Il ne me reste plus qu’à finir ma soupe aux nouilles et… au poulet !
Quand je me réveille le lendemain matin, je suis très, mais vraiment très heureux de ne pas avoir vomi, car lorsque je me suis couché après ce repas mémorable, je m’écœurais tout seul en repensant à ce que j’avais osé avaler. Pour plus de sécurité, je ne renouvellerai pas l’expérience… Sauf si…
Après avoir fait nos bagages et lâché notre chambre à 12 heures, nous nous installons dans le hall de la réception pour le restant de la journée. Nous en profitons pour terminer le tri de nos clichés et pour mettre en ligne texte et photos sur mes sites. Je ne suis pas certain de retrouver une aussi bonne connexion avant longtemps. Puisque le taxi viendra nous chercher à 18 h 30, nous pouvons prendre notre bière de fin d’après-midi en discutant avec un jeune couple de Colombiens, arpentant l’Asie et particulièrement la Thaïlande depuis plusieurs années pour leur travail. Le minivan arrive exactement à l’heure prévue pour nous emmener à la gare routière, à une dizaine de kilomètres d’ici…