Bien installés dans notre case deux places, capitonnée, nous constatons que le bus part cette fois avec une demi-heure d’avance. Incroyable ! Qu’arrive-t-il donc aux transports laotiens ? Mais, après une petite dizaine de kilomètres, le voilà qui stoppe dans une autre gare routière où nous patientons durant 30 minutes… Allongés sur notre matelas, nous avons du mal à nous endormir, notre insomnie étant certainement due à notre inactivité de la journée. Nous atteignons Paksé à l’heure prévue, au moment où le soleil est en train de se lever sur la ville encore assoupie. Nous tirons nos sacs jusqu’à l’hôtel que nous reconnaissons tout de suite. Nous y avons logé il y a deux ans. Les chambres y sont très bien pour un prix correct. En attendant que la nôtre soit libre et nettoyée, nous allons prendre un café lao et un rotibanane dans le restaurant indien juste en face. Toujours aussi affable, le jeune tenancier dépose devant chacun de nous un beau pancake qui n’a rien à voir avec celui de Vientiane l’autre soir. Ceux-ci, sans être secs, ne baignent pas du tout dans l’huile et Chantal et moi nous délectons de leur saveur.
Après une toilette revigorante, nous partons faire un tour au marché central considéré comme le complexe commercial le plus important du pays. Outre les traditionnels légumes, fruits, viande ou poisson, on y trouve tout ce qui se vend et qui s’achète : vêtements, chaussures, bijoux en or, quincaillerie, électronique. Le tout dans un fouillis très bien ordonné ! Nous nous attardons comme toujours dans le coin de l’alimentation, toujours intéressant. De vieilles femmes proposent des régimes entiers de petites bananes, d’autres des canards vivants attachés tous ensemble par les pattes. À mon passage, une dame qui ne comprend certainement pas ce qu’elle dit me lance un I love youqui fait rire la cantonade. Nous faisons une dernière halte devant un étal de viande avant de retourner à l’hôtel dans la fournaise de midi. Après avoir récupéré durant deux heures, nous prenons cette fois la direction du Mékong. Le vieux pont en bois et poutres d’acier qui enjambait la Xe Don est en train être démoli pour laisser place à un ouvrage en béton dont les piliers sont déjà achevés. La vue qu’on en a depuis le Vat Luang a beaucoup perdu de sa splendeur. En arrivant au confluent de la rivière et du fleuve, nous ne retrouvons pas le bistrot local où l’on aimait venir boire une bière en fin de journée, au moment du coucher du soleil, spectaculaire à cet endroit. Nous sommes déçus, d’autant plus que les aménagements ne sont pas du tout à la hauteur du cadre. Les abords des berges servent de déchetterie géante où s’entassent briques cassées, sacs plastiques, tôles rouillées. Une fête foraine, qui n’est en fait qu’une succession de stands de tir à la carabine où il faut faire tomber des bouteilles de soda de différentes tailles et couleurs, cache la misère, mais aussi, malheureusement, le Mékong. La ville devient de moins en moins séduisante, si elle l’a déjà été un jour.
Nous retournons à l’hôtel où pour chasser notre désappointement nous buvons nos bières confortablement installés sur les chaises de la terrasse. La vue est certes moins jolie, mais aucun détritus ne traine par terre. Le Laos a pourtant fait d’énormes progrès dans le traitement des ordures. La première fois que nous y avons voyagé, nous avions apprécié la présence de panneaux incitant les gens à se servir de poubelles pour y jeter leurs déchets. Les slogans semblent aujourd’hui avoir porté leurs fruits, car villes et villages ne croulent plus sous les monticules d’ordures, ménagères ou autres. Ce que nous venons de voir tient donc plus d’une exception que de la réalité. Du moins, nous l’espérons.
Nous retournons au restaurant de ce matin et commandons des plats indiens que nous aimons bien et terminons le repas par un… rotibanane !
Nous prenons le petit-déjeuner tôt ce matin. Nous partons, en effet, sur le Plateau des Bolovens. Pour cela, nous allons chercher la moto automatique retenue hier soir à l’agence tenue par le même monsieur belge qu’il y a deux ans. Le plein du réservoir effectué, nous quittons la ville pour emprunter une route qui ne cesse de grimper doucement, mais sans interruption durant une quarantaine de kilomètres. Nous le ressentons d’ailleurs à la température plus supportable qui règne sur le plateau. Nous traversons des villages d’artisans qui travaillent l’osier ou le rotin et d’autres où les forgerons s’activent sur leur enclume en frappant le métal rougi avec un lourd marteau. Nous prenons quelques photos de l’un d’entre eux avant de continuer la balade. Le site de la première cascade, celui de Tad Fane, où nous nous garons a peu changé. Seule différence notable : le belvédère depuis lequel on peut admirer les deux chutes les plus hautes du Laos avec leurs 120 mètres de dégringolade propose désormais une zone de repos ombragée avec des hamacs en bambou tressé accrochés au tronc des grands arbres. Nous y délassons un peu nos fesses de leurs 40 kilomètres pour arriver ici. Assez proche, Tad Champi offre une vision plus bucolique. On peut se baigner dans le large bassin au pied de la chute, mais je n’ai malheureusement pas mon maillot. Je trempe juste les orteils dans l’eau claire pour constater que la température semble à peu près la même que celle de la mer en Bretagne. Dommage, donc ! Nous reprenons la moto pour effectuer les quelques kilomètres qui nous séparent de Tad Yuang, à notre avis, la cascade plus spectaculaire du coin. Avec ses 40 mètres de hauteur, elle pourrait paraître un tantinet banale, mais ses deux bras, son débit et la promiscuité avec laquelle on peut l’admirer l’ont rendue très populaire. Ici non plus, je ne me baigne pas. J’aurai pourtant pu le faire dans l’un des nombreux bassins qui précèdent la chute en elle-même. Je me mords les doigts d’avoir oublié mon caleçon de bain. Chantal avec sa phobie de l’eau reste de marbre devant mon désarroi.
Après Paksong, la route monte encore pendant une vingtaine de kilomètres en direction de Thateng, au milieu des plantations de café, l’une des spécialités du plateau des Bolovens. Malgré le ciel bleu et le soleil, je dois enfiler un lainage pour ne pas avoir froid. Chantal qui a oublié le sien vient vite se blottir derrière moi. La chaussée, aujourd’hui entièrement bitumée, nous change d’il y a neuf ans lorsque nous avions dû nous coltiner de la mauvaise piste durant des kilomètres et des kilomètres. Le paysage en est tout bouleversé. Pourtant, croyant reconnaitre l’un des villages, nous garons la moto sur le bas-côté et pénétrons à l’intérieur de celui-ci. Cette fois, pas de femmes aux seins nus pour nous accueillir, pas de gamins culs nus qui accourent vers nous, seulement des gens réservés qui, depuis le balcon de leur maison en bois, nous regardent passer. Après quelques instants d’étonnement, les plus téméraires d’entre eux nous font des signes et nous adressent des sourires timides. Je choisis ce moment pour sortir l’appareil et appuyer sur le bouton une fois, puis deux avant de leur montrer les photos. Tout heureux, ils sont en train de nous accepter. Le voyage jusqu’à cet endroit prend alors tout son sens. Nous passons ainsi de maison en maison, débouchant à l’occasion dans l’aire réservée aux cochons. Un peu gênés, nous revenons sur nos pas en déclenchant une certaine gaité parmi la population. Ça fleure bon la campagne et nous rappelle à tous les deux notre enfance en Bretagne. Mais toute belle chose ayant une fin, nous devons quitter ces braves gens pour continuer notre périple. Il reste encore plus d’une centaine de kilomètres à effectuer avant de retrouver le bercail.
Nous nous arrêtons pourtant encore une fois au site de Tad Lo. Il s’agit plus ici d’une petite cataracte que d’une véritable cascade. L’endroit rappelle étrangement, mais en version mini, les chutes de Li Phi sur le Mékong, au niveau de Don Khône. Le soleil déclinant nous incite à reprendre la route. Je ne sais pas pourquoi, mais peut-être à cause de l’insistance du loueur ce matin, lorsque j’ai garé la moto tout à l’heure j’ai passé dans la roue avant la chaine cadenassée qu’il m’avait donnée. Et, bien évidemment, quand je redémarre le moteur pour repartir je n’y pense plus du tout. Gag ! Heureusement pour elle, Chantal n’est pas derrière moi au moment où je me lance pour la rejoindre sur le goudron. Dès son premier tour, la roue dérape sur le gazon et me fait perdre l’équilibre. Je dois poser le pied à terre… avant de remettre les gaz, gros bêta que je suis. Nouvelle glissade. Ce n’est qu’à cet instant que je réagis. Je m’en veux énormément d’avoir cédé aux conseils de prudence exagérés de ce matin. Je n’avais encore jamais cadenassé ma bécane depuis que je voyage. J’ai un mal fou à récupérer la chaine qui s’est enroulée autour de l’essieu, mais j’y parviens après plusieurs jurons. Chantal, pliée de rire, accroît un peu plus mon exaspération. Plié moi aussi, mais sur la roue de la moto, je constate que le frein est touché, le câble n’étant plus du tout à la bonne place. Je ne cesse de pester contre mon obéissance imbécile. Mais le faute étant faite, il ne me reste plus qu’à tester de nombreuses fois le système de freinage avant de reprendre la route. Pas forcément très rassurée, Chantal s’assoit derrière moi, en rigolant nettement moins. En frottant contre le pneu, le câble fait un léger bruit lorsque je roule. Comble de malheur, plus rien ne marche sur le compteur. Vitesse et kilométrage ne s’affichent plus. Seuls la jauge d’essence et les témoins ont l’air de fonctionner. C’est déjà ça ! Un mécanicien chez qui j’arrête au village suivant ne peut rien faire, mais m’envoie chez un de ses collègues qui ne peut rien faire lui non plus, mais qui m’envoie chez un autre de ses collègues… qui, chose étonnante, ne peut rien faire, mais qui, lui, a l’intelligence de remettre le câble en place, l’élément le reliant au système de freinage ayant fait un tour complet, entrainé par la chaine. Constatant l’aspect désormais plus normal de la moto, je repars nettement rassuré. Il nous reste encore 80 kilomètres, deux heures au pire, avant Paksé. Le soleil devrait être alors couché. Par conséquent, pour arriver avant le début de la nuit, j’accélère un peu le rythme. Ne connaissant pas notre vitesse, nous sautons par précaution la dernière étape prévue. Heureusement, le moteur tourne comme une horloge et Chantal est bien assise à l’arrière. Quant à moi, après une grosse montée d’adrénaline, j’ai retrouvé une certaine sérénité. En pénétrant dans la ville une heure et demie plus tard, nous avons même le temps d’aller sur les bords du Mékong admirer le joli coucher de soleil qui vient conclure de belle manière cette épuisante journée. Après avoir rendu, sans problème particulier, la moto et acheté nos billets de bus pour demain, nous savourons avec délectation nos Beerlao, confortablement installés à la terrasse de l’hôtel.
Il ne nous reste plus qu’à diner et de boucler nos bagages pour notre départ vers Don Khong, la plus grande des 4 000 iles du Mékong.