Les jeunes touristes qui vont sur la réputée Don Det s’entassent dans le même bus que nous. En effet, lors d’un voyage au Laos, ils ne voudraient manquer sous aucun prétexte ce pèlerinage où la fête s’invite tous les soirs. L’ambiance à bord n’est pas euphorique, la plupart d’entre eux pionçant avachis dans leurs fauteuils. Même ceux assis sur des petits sièges en plastique dans l’allée centrale dodelinent de la tête. Il est vrai que pour une fois ils ont dû se réveiller avant 7 heures ce qui n’est pas du tout leur propension. Après une soirée souvent alcoolisée, ils ont plus l’habitude d’émerger vers 10-11 heures, alors qu’au Laos les autochtones se lèvent vers 5 h-5 h30. C’est-à-dire qu’ils ne voient pratiquement rien de cette vie locale pourtant si intéressante. Mais sont-ils venus là pour ça, d’ailleurs ? C’est à croire que non. Nous descendons à trois au croisement du nouveau pont pour Don Khong. Je devrais plutôt dire nous descendons tous les deux, car Alex de Dubaï s’est trompé. Il voulait comme tous les autres rejoindre Don Det. Mais le bus étant déjà reparti, il se résout à embarquer avec nous dans le tuk-tukplein à ras bord de caisses de Beerlao. Chantal monte dans la cabine avec le conducteur, Alex et moi grimpons sur le marchepied à l’arrière. Cinq minutes plus tard, le chauffeur nous dépose devant la guesthouse où nous avions séjourné il y a 2 ans. Thep nous reconnait immédiatement et nous propose une immense chambre climatisée au même prix. Tout heureux de nous retrouver là, nous défaisons entièrement les sacs pour les ranger dans l’armoire sur laquelle trône une antique télé qui arrive à diffuser TV5 Monde. Pour moins de 7 euros, que demander de plus ?
Après une douche, nous partons dans la fournaise de l’après-midi faire un petit tour et constater l’avancée des moissons dans les rizières. À ma surprise, on en est vraiment qu’au début. Il faudra encore attendre quelques jours. Nous retournons à la guesthouse par le chemin des écoliers, nous arrêtant à droite et à gauche pour quelques paroles avec ceux qui nous reconnaissent.
Assis sur la terrasse qui surplombe le Mékong, nous savourons une Beerlao avant de nous régaler d’un bon lap au poulet et d’un padthai
Le lendemain matin, le jour est en train de poindre à l’horizon lorsque je me lève, prépare mon appareil et sors pour aller regarder le lever du soleil sur le Mékong, puis le défilé des moines quêtant leur aumône. Le disque rougeoyant s’élève au-dessus du fleuve à 5 h 50. Dix minutes plus tard, les bonzes apparaissent au bout de la rue et s’arrêtent aux maisons devant lesquelles les fidèles les attendent avec du riz ou des fruits. Après avoir recueilli la nourriture, la colonne se range alignée quelques mètres plus loin et entonne un chant bouddhique en guise de remerciement. Nous sommes à des années-lumières du cirque de Luang Prabang, d’autant plus que la scène baigne dans la lumière dorée du soleil levant. Je trouve personnellement ce tableau d’une sérénité et d’une beauté exceptionnelles.
Je rejoins Chantal pour la soupe du petit-déjeuner et restons sur la terrasse tout en bois de l’hôtel, bien abritée et ventilée, vaquer à nos occupations. En début d’après-midi, nous allons saluer le vieux monsieur qui nous avait logés lors de nos deux premiers séjours. Il est sincèrement content de nous revoir et je lis même une certaine émotion dans son regard un peu embué. Nous abrégeons cependant la visite pour ne pas trop l’importuner, très heureux de l’avoir rencontré, lui qui nous avait si bien accueillis dans sa jolie guesthouse en teck. Celle-ci, il vient de nous l’apprendre, subit malheureusement les attaques des termites depuis qu’elle est redevenue une maison privée. Cela nous attriste, car la demeure reste magnifique, vue de l’extérieur. La balade se poursuit sur le chemin qui longe le Mékong. Des hôtels en construction lors de notre dernier passage reçoivent aujourd’hui une clientèle, généralement plus âgée, pour qui le confort prime avant toute chose. Mais, pour l’instant, la foule n’est pas encore au rendez-vous. D’après les propriétaires, il faudra attendre la mi-novembre pour qu’ils se remplissent un peu. Dans un hameau un peu plus loin, nous tombons sur une famille entière réunie à l’ombre des bambous. Le jeune homme, accoudé nonchalamment à une barrière, actionne un gros pilon avec son pied. Le marteau en bois vient alors écraser les grains dans une écuelle que sa femme tourne après chaque coup. Il ne lui reste plus qu’à tamiser la matière broyée pour obtenir une farine immaculée d’une finesse incroyable. Nous les quittons à grand renfort de bye byeaprès avoir pris quelques clichés.
Le matin suivant, nous nous enfonçons dans l’intérieur de l’ile sur des vélos de location. Il n’est que 8 heures, mais la température nous fait ralentir l’allure. Les arrêts devant de magnifiques paysages de rizières se succèdent à un rythme qui agace un peu Chantal. Elle doit en effet souvent m’attendre en plein soleil ce qui, je l’avoue, s’avère assez pénible. La route ne semble pas avoir été entretenue depuis des lustres, mais elle ne devrait pas tarder à l’être, car les innombrables trous ont été rebouchés avec de la pierre friable. Il en résulte des nuages de poussière importants au passage des voitures, ou même des motos. En les respirant, ils nous suffoquent et assèchent vite notre gosier. Nous arrivons heureusement au village et pouvons nous ravitailler en eau auprès d’une épicière bavarde, mais adorable. Nous reprenons la boucle aux heures les plus chaudes, mais, au moins, les véhicules deviennent de plus en plus rares. Dans les champs, les paysans ont commencé la récolte. Nous apercevons leurs chapeaux coniques qui s’agitent au-dessus des épis de riz. Vêtus de blousons, d’écharpes enroulées autour du cou, de pantalons longs et de chaussures fermées, les moissonneurs se protègent comme ils le peuvent des rayons brûlants. Nous avons du mal à comprendre comment ils supportent leurs habits…
Les vélos garés à l’ombre, nous escaladons une petite colline de rochers noirs pour nous rendre devant la statue d’un grand bouddha couché. La bâtisse à côté nous laisse sur notre faim, cachée par l’échafaudage en bambou qui sert à sa réfection. À quelques minutes de là, nous pénétrons dans un village où, cette fois, la rénovation du temple est terminée. Ses nouvelles toitures illuminent, désormais, les environs. Ce sont eux que nous avons aperçus de la route et qui nous ont déviés de notre chemin. Des gamins entassés dans le pick-up d’une voiture saluent notre arrivée en nous lançant des helloà qui mieux mieux. La maitresse qui les accompagne nous apprend qu’ils danseront dans quelques jours à l’occasion d’une fête religieuse ; dommage que ce soit si éloigné de notre hôtel. Depuis que nous avons repris la boucle, les chaines de nos vélos n’arrêtent pas de sauter sur la mauvaise route. Je dois mettre les mains dans le cambouis trois fois pour Chantal et autant pour moi. J’en ai ma claque. Nous arrivons un peu après 14 heures devant notre guesthouse, épuisés et morts de soif. Nous ne bougerons plus de la journée !
La pluie qui tombe à verse sur les toits de tôle nous réveille le lendemain matin. Le jour se lève à peine et l’air est déjà étouffant. La courte averse rafraichit assez l’atmosphère pour nous faire plaisir. Le ciel orageux nous retient à l’hôtel. Nous avions de toute manière l’intention d’y rester pour récupérer de notre journée de la veille. Les fesses meurtries et les jambes courbaturées de Chantal demandent grâce.
Nous dinons ce soir en compagnie de Danielle, l’artiste férue de feuilles et végétaux de toutes sortes et de sa fille Vinca, artiste elle-même, mais plus orientée sur la mode. Rodolphe, un agent immobilier qui vient de tout lâcher en France pour entreprendre un long voyage, se joint à nous. La discussion, très intéressante, va bon train. Les anecdotes se succèdent et la passion de Danièle emporte l’adhésion générale. Conférencière, elle sait capter l’attention de son auditoire. Même en vacances ! Pendant la conversation, des lumières flottant sur le Mékong passent devant nous. La pleine lune brille de tous ses feux dans un ciel désormais pur. Nous accompagnons tous Danielle et Vinca jusqu’au fleuve. Elles souhaitent y déposer leurs compositions florales piquées dans une rondelle de tronc de bananier pour l’une et, malheureusement, de polystyrène pour l’autre. Thep, le patron de la guesthouse, a fait fabriquer cet après-midi une barque sommaire en bambou qu’il aimerait également voir glisser sur l’onde, mais qui n’y parvient pas. Il demande à un batelier de l’emmener au milieu du courant pour avoir une chance de mieux effectuer la manœuvre. Vinca et Chantal (Danielle peu rassurée lui ayant confié son radeau de fleurs) montent elles aussi dans l’embarcation. Je n’en crois pas mes yeux : il fait nuit et ma femme, cette fois-ci téméraire à un point que je ne lui connaissais pas, est en train de dériver sur le cours couleur d’encre. Elle a vraiment pris sa mission à cœur. Je suis resté sagement sur les berges en compagnie de Rodolphe. Nous apercevons Thep tenter en vain de maintenir sa barcasse à flot. Et après seulement quelques secondes de navigation difficile, le naufrage survient. Trop lourd d’un côté, le canot de bambou penche et finit par couler assez rapidement. C’est l’instant que choisissent les filles pour allumer leurs bougies et de poser délicatement les offrandes ainsi illuminées sur l’eau. Ballottées par les tourbillons du fleuve, celles-ci s’éloignent tranquillement, mais quelques minutes plus tard la brise aura raison des chandelles. Revenues sur la terre ferme, Vinca et Chantal sont ravies ; en particulier Chantal qui a réussi à vaincre son aquaphobie. Avant de regagner nos chambres nous demeurons encore un moment ensemble contempler les feux de Bengale se consumant sur un radeau ancré au milieu du Mékong et l’envol de lanternes chinoises dans le ciel laotien… ou dans les arbres aux alentours ! Que la soirée fut belle !
Levésà 5 h 30 le lendemain, nous partons tous les deux pour le marché local qui se tient un peu en retrait du village. En chemin, à l’embarcadère, nous observons le manège des barques de paysans apportant leurs marchandises à vendre qui accostent dans la lumière crépusculaire. Mais le ballet est pratiquement terminé, une douzaine de bateaux étant déjà amarrés. Nous ne nous attardons donc pas et filons d’un pas décidé vers le lieu du foirail. Sur la piste qui y mène, les vélos et les motos nous dépassent à petite vitesse. Les premiers rayons du soleil commencent à caresser le toit de la halle lorsque nous arrivons. Il y règne une réelle animation. À l’entrée, un pêcheur vient de céder ses derniers poissons. Il plie déjà les gaules tandis que son client tente d’arrimer comme il le peut le gros sac qui contient son butin sur le siège de sa vieille bécane. Le poids de plusieurs dizaines de kilos le déséquilibre sérieusement et malgré son agilité à conduire son engin, il manque plusieurs fois de tout faire tomber par terre. Nous achetons un régime d’une douzaine de bananes à une femme qui parait toute contente que je l’immortalise avec mon Nikon. Mais j’ai plus de mal avec d’autres qui fuient littéralement l’objectif. Tant pis. Je me console en me souvenant des beaux clichés que j’avais su saisir ici même lors des séjours précédents. À 7 heures, le marché semble terminé. Beaucoup de vendeurs commencent à remballer ce qu’ils n’ont pas réussi à brader et à quitter les lieux. Nous en faisons autant et filons à l’hôtel prendre le petit déjeuner. Le bon air du matin a aiguisé nos appétits…
En milieu d’après-midi, dans le temple près de la guesthouse, nous tombons sur un groupe de vieilles dames en corsage blanc et jupe traditionnelle qui confectionnent de jolis bouquets en enfilant des tiges de fines fleurs blanches embrochées sur une base en feuilles de bananier savamment pliées. Une des femmes se met à parler avec nous dans un français un peu hésitant au départ et beaucoup plus fluide après quelques minutes de discussion. La séance de photos les amuse beaucoup et Chantal remporte un franc succès avec son iPad en pouvant leur montrer immédiatement le résultat sur son écran. Nous avons du mal à les quitter, tellement leur gentillesse ne nous aide pas à partir. Nous allons prendre notre bière sur la terrasse de l’hôtel où Rodolphe nous retrouve quelques instants plus tard. Aimant tous les deux le sport en général, un échange de propos sans fin débute alors. Chantal ne dit mot, mais semble tout de même un tout petit peu intéressée. Heureusement, ce qu’elle a dans son assiette l’emballe bien plus que notre débat !
Nous passons nos derniers jours tranquillement, alternant promenades à pied, balades en vélo et repos sur la loggia agréable de la guesthouse. Nous effectuons un ultime tour à bicyclette dans la campagne de l’île en empruntant des pistes qui mènent à des fermes reculées. Dans l’une d’entre elles, les quatre paysans qui travaillent dans la rizière nous font signe de les rejoindre. Me mettant une serpette dans les mains, la vieille dame m’invite à couper quelques épis avec elle. Je m’y plie volontiers et provoque des sourires amusés. Dans le village suivant, nous profitons de l’auvent d’une épicerie pour nous protéger du soleil et nous asseoir récupérer de nos efforts en ingurgitant la bouteille d’un litre et demi d’eau glacée que nous venons d’y acheter. Avant de remonter sur les selles qui martyrisent nos fesses. La route, de ce côté de l’île, montre un visage semblable à celle de l’autre partie : empierrée, poussiéreuse et, par conséquent, guère enthousiasmante. Mais les pistes devenues rares nous obligent à l’emprunter principalement. Tant pis pour notre derrière malmené !
Au moment du départ pour Katie au Cambodge, nous faisons la connaissance, un peu trop tard, de Gilles et Véronique du Gers qui, eux aussi, aiment vadrouiller en Asie.
Comme les trois précédentes, nous avons énormément apprécié notre quatrième visite dans cette île, la plus grande des 4 000 qui forment cet archipel renommé au milieu du Mékong. Don Det et Don Khône sont plus réputées, mais nous préférons le calme et l’authenticité de Don Khong. Nous avons bien profité de la guesthouse, de notre vaste chambre climatisée, de la cuisine généreuse, de la population locale très sympa à notre égard.
Qui sait ? Peut-être y reviendrons-nous une cinquième fois…
De toutes les façons, Thep nous attend déjà !