Le soleil brille déjà de mille feux dans un ciel légèrement brumeux lorsque nous nous réveillons le matin suivant. À Shanghai, il se lève en effet très tôt, à 5 heures en ce moment, mais se couche en début de soirée, à 18 h 45.
Sitôt la soupe brûlante de nouilles fraiches avalée, nous filons à Moganshan Lu, rue connue pour ses nombreuses galeries nichées dans d’anciens entrepôts et immeubles réaménagés, près de la rivière Suzhou, assainie. Tout l’art contemporain chinois se retrouve ici. Peinture, sculpture, underground, pop art, toutes les tendances y sont représentées. Les sols en béton ciré et les murs blancs des différents lieux contribuent grandement à mettre les œuvres en valeur. Très vite, nous perdons notre sens de l’orientation dans le dédale des salles d’exposition et entrons, au feeling, dans celles qui nous semblent le plus correspondre à nos goûts. Peu d’entre elles échappent à notre visite ; c’est dire comme tout nous plait ! Nous passons dans ce labyrinthe plus de quatre heures sans nous en rendre compte.
Et puisque la journée est placée sous le signe de la culture, nous reprenons le métro pour traverser une partie de la ville et nous rendre à Red Town, autre lieu où les galeries sont légion. Dans cette ancienne usine sidérurgique dont il ne reste que le portail, la sculpture contemporaine tient une place plus importante qu’à Moganshan Lu. Comme ce matin, nous croisons ici peu de monde. Nous sommes à des années-lumière de la foule des deux derniers jours ; cela fait du bien. Nous profitons donc pleinement du calme du parc pour nous promener au milieu des œuvres monumentales et colorées qui agrémentent le vallonnement des pelouses. Le Shanghai Sculpture Space attenant expose lui aussi une grande quantité de créations. Nous ne quittons cet endroit enchanteur qu’en début de soirée, ravis de notre journée…
Nous nous levons tôt le lendemain matin pour un départ à 6 h 30 pour le parc Lu Xun, situé juste derrière le stade du club de football de Shanghai, entrainé par Francis Gillot qui officiait aux Girondins de Bordeaux la saison dernière. Le pauvre a d’ailleurs bien du mal en ce moment : il n’arrive pas à faire gagner son équipe. Mais c’est une autre histoire. Dès l’entrée de cet immense espace vert, nous tombons sur des groupes de personnes plutôt âgées qui s’adonnent au tai-chi-chuan, cette gymnastique chinoise dont le but est l’équilibre intérieur et la libération de l’énergie. Malgré le grand nombre de leurs années, des dizaines d’hommes et de femmes exécutent les mouvements avec lenteur, souplesse et application. La beauté gestuelle nous fait nous asseoir pour les regarder évoluer dans leur habit de circonstance : un genre de pyjama en soie, ample et de couleur unie. Plus loin, d’autres jouent au badminton sur des terrains tracés ou pas. Même si les parties se déroulent la plupart du temps dans les rires, elles n’en sont pas moins exigeantes du point de vue physique. Les plus jeunes, car il y en a malgré tout quelques-uns, courent autour du lac sur une sorte de couloir d’athlétisme en matériau synthétique. Quelques poètes écrivent à même le sol à l’aide de grands pinceaux trempés dans l’eau. Ils semblent tout de même surveillés de près par des policiers. L’un des gribouilleurs, peut-être plus téméraire que les autres, profite de l’absence de gardiens de la paix pour tracer rapidement quelques idéogrammes sur le bitume et s’éclipser promptement. Nous imaginons que sa phrase ne figure pas parmi les plus innocentes. Sur un sentier peu emprunté, nous tombons sur une mamie qui est en train de frapper un papy de ses poings fermés. Ne vous affolez pas : elle lui masse tout simplement le dos. Il parait que c’est efficace ! Puis, nous arrivons dans le coin des danseurs. Chaussées de talons hauts, les femmes, en robe de soirée pour certaines (il n’est que 7 h 30 du matin !), tournoient au bras de leurs cavaliers sur un air sino-international. Sur le petit square contigu, des filles, toutes coiffées avec une queue de cheval et arborant une tenue de sport dernier cri, exécutent des mouvements d’aérobic sur de la musique forte et entrainante. Cette cacophonie ne semble gêner personne… Au cours de notre balade de plus de deux heures au milieu de cette joyeuse animation, nous recueillons beaucoup de sourires et de saluts. Nous ne comprenons décidément pas les médias français qui s’évertuent à discréditer sans cesse cette population adorable. Pour notre part, nous l’aimons beaucoup.
Après être repassés par l’hôtel, puis par notre petit restaurant pour avaler la soupe aux nouilles du petit déjeuner, nous filons en métro vers le pont Waibaidu, à l’entrée du Bund. Situé au confluent des rivières Suzhou et Huangpu, sa construction date de 1907. Il demeure l’un des symboles du Shanghai des concessions. D’innombrables photographes professionnels s’en servent d’ailleurs de décor pour tirer le portrait de jeunes couples à l’occasion de leur mariage. Je me contente, pour ma part, de ses poutres d’acier pour composer un premier plan sur les tours de Pudong. La flânerie se poursuit jusqu’au Waldorf Astoria, hôtel de luxe qui a marqué de son empreinte le début du 20e siècle. Malraux l’évoque même dans La Condition humaine ; il s’appelait alors le Shanghai Club. Nous voyant hésiter devant les marches, les grooms nous font signe d’entrer ; nous ne résistons pas à l’envie de visite qui nous démangeait. Le hall, tout en marbre, respire l’élégance avec sa verrière, ses hautes colonnes claires et ses balcons aux rambardes en fer forgé. Puis nous traversons une succession de salons luxueux où le cristal, le cuir et les bois nobles se disputent la vedette, créant ainsi une atmosphère chaleureuse. La mezzanine sur laquelle nous débouchons ensuite domine un immense restaurant aux tables parfaitement rangées : superbe ! Nous nous abstenons de visiter les chambres ; nous aurions trop de mal à rentrer ce soir dans la nôtre ! Dans la moins chère d’entre elles, mais d’une surface de 45 m2 tout de même, une seule nuit ici équivaut à trois semaines dans notre hôtel. Quant au coût d’une suite de 100 m2 donnant sur la rivière, il nous permettrait d’y loger plus de trois mois !… Ouah !…
Une fois revenus à la réalité, nous continuons la balade au pied des vieux immeubles du Bund. Parvenus devant la Shanghai Pudong Development Bank, elle aussi de style néoclassique, nous poussons le lourd tourniquet de l’entrée pour découvrir, comme tout à l’heure, un lieu historique somptueux. Ce bâtiment imposant fut en effet le plus grand établissement bancaire d’Asie au début du siècle dernier. Coiffée d’une verrière, la salle abrite de longs comptoirs en granite noir patinés par le temps, de jolies fresques colorées, de nombreux lustres et dorures. J’ai à peine porté le viseur de mon appareil à l’œil qu’un gardien m’interpelle et me fait signe que les photos sont interdites ici. Déçu, je m’abstiens donc. J’aurais pourtant bien aimé conserver un souvenir de cet ancien siège de la HSBC, œuvre du cabinet d’architectes britanniques Palmer & Turner, incontournables artisans des principaux édifices de la rue.
L’émotion devant toutes ces merveilles nous ayant creusé l’estomac, nous achetons deux de ces fameux petits gâteaux fourrés à la pâte d’amandes et de noix pilées au Shanghai First Foodhall avant d’attaquer la visite du dernier étage du Musée de Shanghai que nous n’avions pas eu le temps de terminer l’autre jour…
Nous tentons une nouvelle fois une balade dans la vieille ville chinoise le lendemain matin. Mais la trouvant décidément trop joliment restaurée, trop superficielle et trop touristique à notre goût, nous préférons passer notre chemin et nous rendre quelques rues plus loin dans une halle aux fleurs et aux grillons. Avant d’y arriver, nous traversons un quartier dont les maisons anciennes sont en train d’être rasées par les bulldozers. En détaillant l’état des décombres (mélange de briques, faïences cassées, métaux tordus, morceaux bois de toutes sortes, literie éventrée), nous imaginons que les meubles n’ont pas été déménagés, mais détruits en même temps que les habitations. Dans un avenir très proche, de nouveaux complexes immobiliers s’élèveront à leur place. Ainsi va l’évolution des villes, qu’elles soient de Chine ou d’ailleurs, même si, ici, elle a tendance à s’accélérer…
Les stridulations de moins en moins discrètes nous avertissent de notre arrivée imminente sur le marché. Nous tombons d’abord sur les rangées de boutiques de fleurs et de plantes. Les bonsaïs représentent une bonne part de l’offre. Au milieu de cette verdure, d’autres petits commerces proposent des bracelets de boules de bois ou de pierre, appelés mala, que beaucoup d’hommes exhibent à leurs poignets. J’en porte pour ma part trois, par simple coquetterie. Puis les oiseaux succèdent aux billes bouddhiques. Souvent très jolis et colorés, ils s’égosillent dans leurs cages rondes pendues à la hauteur des yeux. Nous tombons sur un pauvre zoziau, hors de sa prison certes, mais retenu sur sa branche par une laisse autour du cou, comme un chien ; chose impensable chez nous ! L’allée résonne maintenant des crissements aigus des insectes. Enfermés un par un dans de minuscules boites ajourées en roseau qui semblent vraiment trop petites pour eux, les grillons produisent un boucan d’enfer. Ils exercent encore une grande fascination sur les Chinois. Même si ceux-ci ne les promènent presque plus avec eux, ils aiment toujours écouter leur chant. Il y a 400 ans, un livre mentionnait tous les conseils de traitement et d’attention qu’il fallait leur porter. On pouvait ainsi reconnaitre lorsqu’un insecte était constipé, le soigner en conséquence ou bien le guérir de ses blessures, de ses vertiges. Je me pose la question de savoir si cette médecine existe encore de nos jours. Par contre, je me suis laissé dire que des paris sur les combats d’orthoptères se perpétuaient…
Le soleil brille de tous ses éclats en ce bel après-midi de printemps. Aussi nous décidons-nous à monter au dernier étage de la tour Jin Mao à Pudong. Le prix, vraiment trop cher pour notre bourse dégonflée, nous persuade de tenter la grimpette gratuitement. J’ai lu que c’était possible en passant par l’hôtel Hyatt. Nous nous y rendons donc en quelques minutes de métro et prenons le temps de faire encore une fois la promenade sur le Ring, cet anneau qui surplombe un gros rond-point et d’où la vue sur les gratte-ciel est sublime. Arrivés au rez-de-chaussée de la tour de 431 mètres, nous cherchons un moment l’ascenseur pour le dénicher, enfin, au bout d’un long couloir. La porte s’ouvre une trentaine de secondes plus tard sur le hall de la réception de l’hôtel le plus élevé du monde. Nous sommes au 54e étage. Une charmante hôtesse à qui je demande le chemin du bar nous fait monter deux niveaux supplémentaires. Comme hier au Waldorf Astoria, le luxe ici aussi s’expose. À peine sortis, nous ne pouvons nous empêcher de nous précipiter vers les grandes baies. La ville, superbe depuis cette hauteur, se déploie à nos pieds. Chantal a un mouvement de recul en voulant s’approcher trop près de la vitre épaisse. Elle ne s’attendait pas à cette impression de vide. Jusqu’au sol, aucun obstacle ne vient en effet perturber la vue : nous pouvons apercevoir la base de la tour, chose tout de même rarissime. Deux autres hôtesses, mignonnes et souriantes à souhait, nous indiquent ensuite où se situe le fameux bar pour lequel nous sommes montés ici. L’ambiance y est feutrée malgré le volume de la pièce. Et quelle pièce ! En fait, nous nous trouvons au fond d’un puits lumineux de 152 mètres de profondeur, l’hôtel déployant ses 555 chambres sur les 32 étages au-dessus de nos têtes autour d’une sorte de gouffre illuminé. Rien qu’en levant les yeux, nous avons déjà le vertige. Cela ne nous empêche pourtant pas de prendre l’un des nombreux ascenseurs qui montent au dernier niveau d’où la vue sur le patio depuis les balcons aménagés est très impressionnante ; trop pour Chantal qui refuse de se pencher et jeter un regard 152 mètres plus bas vers le bar où nous étions quelques minutes auparavant ! Les Chinois surnomment ce trou le Tunnel du Temps. Dommage que nous ne puissions pas apercevoir la ville depuis cette hauteur. Pour cela, il aurait fallu que nous louions l’une des chambres de cet ultime étage (soit l’équivalent de plus de 6 mois dans notre gîte pour une seule nuitée ici ; vous comprenez maintenant mieux notre choix !). Ou bien encore, solution beaucoup plus avantageuse celle-là, payer le prix pourtant très cher de la montée directement depuis le pied de la tour. Gratuitement comme nous venons de le faire, on ne peut tout de même pas tout demander ! Nous nous contenterons de la vue, déjà exceptionnelle, depuis les restaurants situés tout autour du 56e, ce qui nous satisfait amplement.
Pour terminer la journée en beauté, nous nous rendons une nouvelle une fois sur le Bund, de l’autre côté de la rivière Huangpu. Le monde se presse toujours autant pour admirer les buildings de Pudong. Pour nous éloigner de la foule, nous préférons marcher quelques centaines de mètres. Le 31 décembre dernier, une bousculade s’est en effet produite juste avant minuit et a causé la mort de 36 personnes. Prudence, donc ! Mais ce soir, l’atmosphère calme et sereine invite à la contemplation plus qu’à la fête. Un bébé joufflu y fait d’ailleurs ses premiers pas, soutenu par une grand-mère tout heureuse de l’exploit. Comme d’habitude, des gens viennent se faire prendre en photo avec nous avec de larges sourires en guise de gratitude. Une fois la nuit tombée, nous regagnons nos pénates en métro, comblés par cette journée mémorable.
Nous occupons la matinée du lendemain à la visite du Musée des Arts de la Chine, situé dans l’ancien Pavillon Chinois de l’Exposition Universelle de 2010. Perdu au milieu d’un immense espace bétonné qui semble un peu à l’abandon, cet édifice, d’architecture chinoise traditionnelle, mais de conception ultramoderne, abrite de nombreuses galeries. Nous apprécions particulièrement celles qui présentent les œuvres de peintres contemporains et celles des affiches de propagande. Le reste nous parait moins passionnant. Nous y passons tout de même trois bonnes heures, mais le chahut de jeunes lycéens qui viennent d’arriver et la qualité banale de certaines salles ont raison de notre intérêt.
Nous consacrons l’après-midi à une promenade dans l’ex-concession japonaise, plus précisément dans Duolun Lu, la rue des écrivains, près du stade de football Hongkou. Nous voyant un peu perdus à la sortie du parc Lu Xun, où nous avons assisté à la gymnastique collégiale avant-hier matin, un quinquagénaire sympa se propose de nous guider jusqu’à la fameuse rue. Nous acceptons son aide avec joie. Il ne parle pas anglais, nous ne parlons pas chinois ; nous « discutons » pourtant tout le long du chemin et, chose incroyable, nous nous comprenons… un peu ! Devant retourner à un rendez-vous là où il nous a trouvés tout à l’heure, il nous laisse à quelques dizaines de mètres du but. Longue de 500 mètres, cette rue piétonne historique est bordée de plusieurs maisons anciennes joliment rénovées et coincées entre magasins d’antiquités, restaurants et bars sympas. Autrefois lieu de résidence d’une grande partie des intellectuels shanghaiens, elle abrite de nombreuses statues d’écrivains célèbres sur ses trottoirs et placettes. Dans le troquet le plus réputé, le très joli Old Film Café, le barman me laisse prendre quelques photos de l’établissement malgré le panneau d’interdiction apposé à l’entrée. Encore une personne adorable… Comme toujours en Chine, devrais-je rajouter.
Pour étancher notre soif en cette chaude fin de journée, nous buvons une Tsingtao en grignotant un paquet de chips au Family Mart, petit supermarché du bout de la rue, avant de regagner l’hôtel à seulement deux stations de métro de là.
Après un dernier diner dans notre restaurant de nouilles fraiches, nous préparons nos sacs pour le départ demain vers Suzhou…