Après un dernier petit déjeuner, nous grimpons dans le même tuk-tuk que lors de notre arrivée, mais tous les deux dans la cabine du conducteur, les places du pick-up étant, cette fois-ci encore, occupées par des caisses de bouteilles de bière. Nous empruntons le nouveau pont ouvert il y a tout juste un an, puis le véhicule pénètre dans un immense entrepôt Beerlao quasiment vide, hormis deux ou trois palettes regroupées dans un des coins. Le chauffeur nous laisse là, le hangar servant apparemment d’arrêt de bus occasionnel. On ne s’en plaint pas, car, au moins, nous sommes abrités du chaud soleil. Le car se présente une bonne demi-heure plus tard pour nous déposer à l’embarcadère de l’île de Don Det près de notre troisième moyen de transport en moins de 20 kilomètres. Le minivan dans lequel nous montons ne nous emmène en fait qu’à la frontière toute proche. Descendus du minibus, nous nous dirigeons tous vers le guichet de sortie de territoire. Mais là, devant le refus catégorique des douaniers laotiens de tamponner nos passeports, nous devons céder à leur chantage soi-disant non autorisé et nous faisons racketter de deux dollars chacun… avant que les fonctionnaires cambodgiens en fassent autant pour le cachet d’entrée dans leur pays! Nous avons étonnamment échappé à l’arnaque lors du contrôle médical, vulgaire prise de température prélevée au niveau du cou avec une sorte de pistolet. Obnubilés par ma petite caméra Sony perchée sur son monopole, les infirmiers ont tout bonnement oublié de nous réclamer l’argent! Nous ne demandons pas notre reste et nous engouffrons dans le bus un peu fatigué, beaucoup même, qui nous attend à quelques mètres de là.
Assis sur un truc servant théoriquement à poser son séant, mais qui s’affaisse sous moi au bout de seulement quelques kilomètres de route défoncée, je change de place pour m’installer juste derrière Chantal, au très grand désespoir du post-ado Australien qui pensait squatter les deux fauteuils pour lui tout seul. Il grogne et ne fait aucun effort pour se ranger convenablement. Mais je suis un Breton têtu, comme il se doit, et du signe du Bélier de surcroit. Je parviens donc assez rapidement à faire mon trou, à l’usure, sans un mot, simplement en battant la mesure avec ma jambe contre la sienne. Ça marche à tous les coups! L’ambiance à bord avec les jeunes routards de tous horizons n’atteint pas des sommets de bonne humeur et de bienséance. Sourire et dire bonjour ne doivent pas faire partie de leur panoplie. Les rares qui ne sont pas penchés sur l’écran de leurs mobiles pioncent, encore une fois, avachis dans leurs sièges en se foutant royalement de la gêne qu’ils provoquent. Une Cambodgienne en fait les frais en recevant le dossier du gars devant elle pratiquement dans le menton. Je ferais tout de même une exception avec une dame anglaise qui a su répondre à notre salut tout à l’heure et trois jeunes Français, deux garçons et une fille rasés et tatoués, adeptes de festivals de rave qui se déplacent en fonction des fêtes aux quatre coins de l’Asie. Eux, au moins, regardent autre chose que leur nombril et se rendent utiles lorsque l’occasion se présente. L’un d’entre eux, amateur de boxe thaïe qui gagne un peu d’argent avec des combats dans les bars, m’a ainsi aidé à charger nos sacs sur le toit du van à Don Det. Saisonniers en France, ils nous expliquent qu’ils préfèrent voyager entre deux boulots plutôt que de rester s’ennuyer chez eux et dépenser bêtement leurs économies. Voilà des sages!
Nous nous séparons à Stung Treng lors d’un quatrième changement de véhicule. Ils filent plein Ouest vers Siem Reap par la nouvelle route. Nous avons choisi de descendre de nouveau à Kratie, région qu’on apprécie. Mais, cette fois, nous avons un souci. Nous sommes six touristes et pas mal de locaux à continuer vers le Sud. Les Cambodgiens montent en premier, puis on me fait signe de nous installer Chantal et moi. Je m’y oppose tout net. Il n’y a raisonnablement plus de place à l’intérieur et le seul siège à peu près libre n’a plus de dossier. En plus, ils voudraient qu’on s’y assoie tous les deux! Sans un mot, je ressors du van pourri, dénoue la corde qui retient comme elle le peut nos sacs contre la carrosserie arrière et retourne attendre avec les copains de tout à l’heure qui se mettent à rigoler. Chantal me suit comme mon ombre. On nous crie un peu dessus, mais nous ne cédons pas. Ils demandent aux quatre autres lesquels souhaitent partir et, bien évidemment, tous refusent. Il y a là un couple de Suisses quadras et deux jeunes filles françaises, mignonnes comme tout. Les palabres durent encore une bonne demi-heure, mais à six, nous avons bien plus de poids qu’à deux. Aussi se sentent-ils dans l’obligation de vite trouver une alternative. Un quart d’heure plus tard, nous n’en croyons pas nos yeux: un minivan vide et rutilant stoppe devant nous. Le conducteur invite tout le monde à s’y installer et prend aussitôt la route. Impensable, il y a seulement quelques minutes! Et tous les six ensemble nous félicitons d’avoir su résister à leur insistance. Une cinquantaine de kilomètres plus loin, le chauffeur s’arrête dans un village, pour faire vérifier la pression de ses pneus, suppose-t-on. Mais, non, il n’en est rien, il nous demande juste de sortir avec nos bagages.
Nous poireautons de nouveau une bonne vingtaine de minutes dans la chaleur avant qu’un autre van nous embarque tous les six. On ne va pas faire les difficiles, mais, malgré des places assez correctes, c’est l’odeur qui nous gêne le plus. Des caisses en polystyrène occupent tout l’arrière du véhicule et contiennent, à n’en pas douter, du poisson. Avril et Amélie paraissent les plus incommodées, mais, en fait, tout le monde attend le terme de ce périple épique avec une certaine impatience. Rendez-vous compte: seulement 225 kilomètres et 1 passage de frontière, mais 6 moyens de transport différents, du défoncé au très pourri, et surtout 8 heures 30 de voyage. Pour couronner le tout, on essuie une grosse averse peu avant Kratie où nous arrivons dans la nuit noire! Heureusement, le chauffeur nous descend dans la rue des guesthouses et l’hôtel que nous connaissons ne se situe qu’à une cinquantaine de mètres. Nous y déposons les sacs et partons presque en courant dans le bar-resto où nous avions nos habitudes. Il y a eu un changement de patron, mais la qualité semble encore meilleure qu’avant. Le demi d’Anchorque nous prenons en apéritif ne parvient pas à tarir pas notre soif. Nous en commandons donc un second! La journée se termine bien mieux qu’elle ne s’est déroulée: Chantal se délecte avec son poulet à l’ananas et je me régale avec un lak de bœuf. La sauce qu’on me sert avec le riz est absolument exquise. Mais, ce soir, on ne traine pas trop. Nous sommes tous les deux complètement crevés; nous nous endormons sitôt la douche. Il n’est pas 21 heures!…
Avant le petit déjeuner, nous passons par le marché qui occupe deux rues autour de la nouvelle halle couverte. Une grande animation agite les stands. Fruits et légumes, même posés sur le sol, même en petit nombre, sont toujours joliment présentés. Malheureusement pour les piétons que nous sommes, la plupart des acheteurs font leurs courses en moto ce qui occasionne des enchevêtrements inextricables de véhicules, de charrettes d’approvisionnement et des situations plutôt cocasses pour nos yeux d’Européens. Nous assistons à ces scènes un peu partout en Asie où marcher ne semble pas valorisant du tout. On se doit de posséder un moyen de transport et le montrer. Notre tour de foire terminé, nous allons manger dans un restaurant que nous avons vu beaucoup plus fréquenté il y a trois ans. Il est vrai que la serveuse principale (la fille du proprio?) ne connait ni l’amabilité, ni le sourire, harcèle en permanence ses clients en leur proposant des excursions à n’en plus finir et que les plats se révèlent d’une quantité et d’une banalité affligeantes. Comme bon nombre des ses clients qui ne souhaitent pas y renouveler le bail, nous n’y remettrons plus les pieds autrement que pour y louer une moto, un peu moins chère qu’ailleurs. Pour l’instant, nous continuons la promenade par le marché couvert, en construction lors de notre séjour précédent, qui abrite moult boutiques et stands de cuisine locale. C’est là que nous prendrons le petit déjeuner demain.
Nous avions peur de découvrir une ville franchement sale, mais Kratie fait bien meilleure figure aujourd’hui qu’hier. Les rues, à quelques rares exceptions près, sont désormais toutes goudronnées, les bouteilles et sacs plastiques ne jonchent pratiquement plus le sol et des poubelles en pneus recyclés ont fait leur apparition sur les trottoirs. Même si de nombreuses améliorations doivent encore avoir lieu, les premiers efforts de la population commencent à porter leurs fruits. Comme pour nous contredire, une jeune fille qui passe à ce moment-là à côté de nous jette au milieu de la chaussée le gobelet de boisson qu’elle vient de terminer et la cour de l’école devant laquelle nous nous sommes arrêtés regarder les enfants jouer regorge de détritus de toutes sortes. Mon Dieu, ce n’est pas gagné, loin de là!
Pour le diner, nous retournons dans le même restaurant qu’hier et trouvons nos plats de ce soir encore meilleurs, mon amok au poisson tout particulièrement. Ouh, la la!