Ce matin, nous retournons chez «Gracieuse» louer une moto pour effectuer une balade le long du Mékong, du côté de Sambor, à une quarantaine de kilomètres vers le Nord. Avant d’y aller, nous passons manger une soupe aux nouilles sur l’un des stands du marché couvert comme nous l’avons prévu hier. Le jeune serveur qui baragouine quelques mots d’Anglais nous accueille avec un grand sourire, mais nous repartons légèrement déçus en ayant encore un peu faim. Les portions nous paraissent décidément bien maigrichonnes dans cette contrée!
Nous gardons un beau souvenir de la route que nous sommes en train d’emprunter. Il y a 3 ans, elle n’était pas encore très fréquentée et s’étirait langoureusement le long du Mékong, abritant de jolis hameaux aux habitations traditionnelles sur pilotis. Mais pour l’instant, des bulldozers œuvrent pour la transformer en quatre-voies et d’immenses briqueteries se succèdent à la sortie de la ville durant des kilomètres. La voie s’élargissant considérablement, des arbres et d’anciennes maisons en bois proches de la chaussée ont disparu; bref, la promenade a perdu beaucoup de son charme et de son intérêt. Nous faisons une première halte à Kampi, lieu réputé d’où l’on avait aperçu les fameux dauphins d’Irrawaddy depuis la berge. Mais aujourd’hui, le niveau du fleuve a beaucoup baissé et les embarcations qui emmènent les touristes ont l’air de tourner en rond. On ne distingue d’ailleurs aucun signe de présence autour d’eux; les cétacés ne veulent pas se montrer.
Frustrés par ce début de journée peu emballante, nous décidons de rebrousser chemin et de poursuivre la balade sur la rive sud. Bien nous en a pris: nous retrouvons avec plaisir la bonne piste de latérite qui longe le cours d’eau. Nous nous arrêtons plus d’une heure dans un bourg traditionnel, visiblement musulman et donc vraisemblablement cham. L’école vient de se terminer et des flots d’enfants en uniforme s’éparpillent dans la seule rue du village digne de ce nom. Devant sa boutique qui lui sert aussi de maison, une femme timide nous presse une canne à sucre, puis nous tend deux sacs plastiques remplis de jus frais en guise de verres. Nous les sirotons à l’aide d’une paille. Malgré sa teneur en sucre, cette boisson étonnante de douceur nous désaltère toujours, au contraire des sodas coûteux qui n’étanchent jamais notre soif. Touchante dans sa gêne à nous parler, la jeune dame réclame une somme vraiment modique pour les deux consommations. En la réglant, nous lui renvoyons son large sourire. Les gens nous ont vite repérés et certains nous demandent de les photographier avec leur famille. La lumière difficile à maitriser à cause du fort contraste de midi rend la prise de vue aléatoire. Mais peu importe le résultat, leur joie à se voir sur l’écran de nos iPad nous ravit tout autant. Tout au long de la promenade, nous nous arrêtons ainsi de boutique en boutique, de maison en maison. Partout, les enfants prennent la pose devant l’objectif, tandis que les parents encouragent les plus réservés et viennent regarder par-dessus notre épaule. Nous quittons cette ambiance paisible et enjouée avec un certain regret pour continuer notre route vers l’étape prochaine. Le fait de rouler en moto nous rafraîchit un peu, d’autant plus que nous nous retrouvons parfois à l’ombre de grands arbres. Pour franchir les ruisseaux et rivières qui se jettent dans le Mékong, nous devons rejoindre le bitume, assez proche, et passer le pont métallique qui enjambe le cours d’eau avant de retrouver la piste quelques hectomètres plus loin.
Chhlong, la ville suivante, pointe devant notre roue au moment le plus chaud de la journée. Pour échapper un peu à cette température suffocante, nous nous réfugions sous un petit hangar tout neuf qui fait office de restaurant et buvons tranquillement nos bouteilles d’eau glacée que la jeune patronne vient de nous servir. Nous restons là plus d’une heure, confortablement assis sur nos chaises en plastique à regarder les gens, peu enclins que nous sommes à affronter les rayons brûlants du soleil. Nous nous y résignons pourtant pour visiter un temple aperçu tout à l’heure à l’entrée de la localité. Contrairement aux autres pays d’Asie, les édifices religieux atteignent au Cambodge des hauteurs assez impressionnantes. Surplombant une rivière, celui-là ne déroge pas à la règle avec ses deux niveaux, ses escaliers et ses terrasses. Son allée de statues de bonzes dorés ajoute encore un peu plus à son ostentation. Pour rentrer sur Kratie, nous reprenons exactement le chemin inverse. De retour dans le village cham de ce matin, nous nous arrêtons devant la même marchande de jus et lui commandons à nouveau deux «verres» de son nectar. Toute contente, le criant à ses copines des boutiques à la ronde, elle se dépêche de presser les tronçons de canne dans sa machine et de nous tendre les sacs. Nous aurons vraiment fait une heureuse aujourd’hui. En passant à proximité d’un temple un peu plus loin, nous nous remémorons la partie de volley que j’avais disputée avec des ados, il y a trois ans. Moment inoubliable pour moi, auquel avait assisté toute l’école d’à côté; même les profs avaient déserté leurs cours pour venir nous encourager. Malheureusement, pas un jeune ne se profile à l’horizon et, en plus, les moines semblent avoir abandonné le terrain qui n’est plus tracé sur le bord du Mékong. Nostalgie…
En regagnant la route bitumée, deux kilomètres avant Kratie, je sens quelque chose qui ne va pas sur la moto qui devient complètement inconduisible: nous avons crevé de l’arrière! Chantal descendue, je pousse l’engin durant une centaine de mètres jusqu’à un atelier de réparation. Ce n’est qu’à cet instant que je m’aperçois que les pneus sont aussi lisses que ceux utilisés en compétition. Mais les miens le sont d’usure, tout simplement. Et dire que nous avons roulé toute la journée, ou presque, sur de la piste! L’incident aurait pu m’arriver en pleine cambrousse, à des lieues de tout. Je m’en veux de ne pas avoir vérifié ce matin, mais je garde surtout une dent (encore une autre!) envers «Gracieuse» qui, elle, savait que ses boudins étaient complètement nazes en me louant la machine. De rage, je demande au jeune garçon qui vient vers moi de seulement le regonfler. Nous n’effectuons pas un kilomètre avant de devoir nous arrêter à nouveau. Par contre, je choisis l’endroit où stopper: un garage où je renouvelle l’opération moi-même, le pneu étant cette fois encore complètement à plat. Pour le dernier kilomètre, nous ne prenons pas le chemin des écoliers, nous filons directement au restaurant restituer l’engin. Je coupe le moteur, jette un coup d’œil inquiet sur l’arrière de la moto et constate avec soulagement que personne ne devrait s’apercevoir de la supercherie. En effet, en rendant les clés à ma copine, tout de même un peu étonnée que nous la lui laissions si tôt dans l’après-midi, celle-ci semble contente d’apprendre que tout s’était très bien passé! Ne souhaitant tout de même pas trop en rajouter, nous ne nous attardons pas plus longtemps!
Après une journée passée à ne pratiquement rien faire, sinon bouquiner et surfer assez difficilement sur le net, nous attaquons le dernier jour de notre séjour à Kratie. Nous avons en effet acheté nos billets pour Phnom Penh hier soir, au restaurant. Nous attendons avec une certaine impatience notre muesli, servi ici avec générosité et avec le sourire. Nous avons pris l’habitude d’y venir aussi le matin après les essais non transformés des deux premiers jours. Comme le soir, l’établissement affiche complet assez rapidement. Nous aimons par conséquent y arriver relativement tôt pour squatter une table dehors. Plus tard, un peu avant 8 heures, le soleil déjà haut dans le ciel inonde alors la terrasse qui devient très vite insupportable. «Gracieuse» qui nous voit passer tous les jours devant chez elle sait maintenant que nous nous arrêtons une trentaine de mètres plus loin et doit fulminer en son for intérieur. Je suis peut-être méchant, mais j’en suis ravi. Elle n’avait qu’à pas!…
C’est la première fois que nous nous rendons sur l’île Koh Trong, pile en face de la ville. Pour cela, nous empruntons d’abord le bac pour traverser le fleuve, puis louons des vélos pour en faire tranquillement le tour. Les voitures totalement absentes, seules quelques motos et des bicyclettes circulent sur l’étroit chemin cimenté du village principal et de ses abords. Partout ailleurs, le sentier reprend ses droits. Nous nous retrouvons dans le vrai Cambodge, celui qui devait exister avant et juste après la guerre. Malgré une certaine pauvreté visible, la propreté nous interpelle; ici, point de plastiques pour enlaidir la campagne, pas de déchets à pourrir à côté des habitations. Bien au contraire, nous y voyons les femmes balayer devant chez elles et ramasser ou bruler immédiatement les détritus. La différence avec la ville de l’autre côté est flagrante. Un jardin bien fleuri ou un petit verger agrémente chaque maison. La saison des pamplemousses doit d’ailleurs battre son plein, car les arbres en sont saturés. La promenade sous les hauts cocotiers et palmiers se poursuit jusqu’à l’extrémité nord de l’île. Nous y faisons une halte dans un hôtel incroyable à cet endroit avec de magnifiques bungalows et une immense piscine d’eau limpide que domine une salle de restaurant superbement décorée de bois précieux et de rotin. Les consommations étant trop élevées pour notre portefeuille, nous parcourons un instant le parc ornementé de plantes dont j’ignorais encore l’existence quelques minutes auparavant avant de continuer la balade sur la piste de plus en plus étroite qui fait le tour de ce morceau de terre cerné par le Mékong. Nous observons un second arrêt au bord de fleuve, puis de nouveau un autre dans les rizières du centre. Ici, le silence n’est troublé que par le bruissement des épis, le chant des oiseaux ou celui des moines dans un temple qu’on devine un peu plus loin. Une fois le circuit terminé, nous nous attablons en bordure de chemin chez une marchande de canne à sucre et reprenons des forces en sirotant un verre de jus fraichement pressé avant de retrouver l’agitation citadine. Cette immersion dans un monde à la fois si lointain et pourtant si proche nous a subjugués. Et dire que nous n’y étions jamais venus alors que nous logeons à chaque séjour juste en face, à moins d’un kilomètre! Impardonnable!
En début de soirée, nous retournons dans notre restaurant favori pour y boire une bière, puis y déguster un dernier sweet and sour pour Chantal et un ultime amok au poisson en ce qui me concerne. Nous ne sommes pas certains d’en dégoter d’aussi succulents et d’aussi copieux ailleurs. Alors, profitons-en!
Décidément, malgré une arrivée un peu chaotique, Kratie aura su nous séduire pour la troisième fois…