La parade des Ogoh-ogoh de Tegallalang se déroule toujours avec une journée d’avance par rapport à celle des autres villages balinais. Nous n’en connaissons pas la raison, mais nous prenons la direction de ce village en fin d’après-midi. Nous y rencontrons Pierre venu lui aussi assister au défilé. Un énorme King Kong porté par une trentaine d’homme a beaucoup de mal à se frayer un chemin sur une route presque trop étroite pour lui. Derrière lui, un second groupe se dépatouille avec les fils électriques et téléphoniques pour que leur monstre rasta puisse passer. Petits ou grands, tout le monde s’amuse. Beaucoup nous saluent et participent à l’ambiance bon enfant qui règne autour des mannequins de bambou et de papier. Nous avons désormais beau être habitués, leur construction nous épate toujours autant que la première fois. Quelle dextérité des jeunes du banjarpour fabriquer leurs géants à partir d’une simple armature de roseau sur laquelle ils ont posé et poncé d’innombrables bandes de papier encollées avant de peindre de manière très réaliste la musculature et les traits du visage ! La faim aura raison de notre envie de rester plus longtemps ; nous quittons donc Pierre qui, lui, tient à assister au début du défilé.
La pluie qui tombe depuis ce matin invite à la prudence : au lieu d’assister à la parade des Ogoh-ogoh à Denpasar, je préfère ne pas prendre de risques et rester sagement à Ubud. Comme par enchantement, l’averse ininterrompue jusque là cesse totalement en début de l’après-midi et nous permet de partir à la recherche des statues abracadabrantes de papier mâché disséminées dans les ruelles d’Ubud. Elles sont regroupées dans différents quartiers, mais ne défileront pas ensemble, chaque banjar ayant prévu un itinéraire différent de celui des autres. Leur nombre nous surprend agréablement, nous qui n’en avions trouvé que quelques-unes au hasard de nos balades villageoises. Les animaux monstrueux qui nous laissaient presque indifférents les années passées ont fait place aux démons mythologiques que nous préférons tous les deux. Et, comme toujours, les jeunes ont rivalisé de créativité pour les réaliser. Dans l’après-midi, des offrandes ont été déposées aux principaux carrefours pour attirer les esprits malins et, à la nuit tombante, la parade dont le but est de purifier l’environnement naturelde tout polluant spirituel émis par les activités des êtres vivants va pouvoir commencer. Des enfants portant des flambeaux ouvrent le cortège et précèdent d’autres petits exhibant fièrement un monstre à leur échelle. Adorable ! Tel un carnaval, le défilé se poursuit dans la joie et la bonne humeur et surtout la cacophonie. Les Ogoh-ogoh montés sur des supports en bambou sont en effet promenés à travers le village le plus bruyamment possible pour éloigner les mauvais esprits. L’organisation balinaise a quelques failles et le cortège stoppe parfois longuement pour des raisons que nous ne saisissons pas toujours. Durant l’un de ces interminables arrêts, nous choisissons d’aller diner avant que les warungne ferment pour pouvoir profiter de la fête eux aussi. Il était temps que nous arrivions, car ils refuseront tous les autres clients après nous ! Le convoi a repris lorsque nous revenons nous installer sur une partie de trottoir inoccupée. Les monstres les plus impressionnants sont illuminés de l’intérieur et ferment la marche. Théoriquement, ils devraient être détruits ou brulés à la fin de la soirée, mais nous constatons que depuis deux ou trois ans leur sort est en train de changer : on les expose de plus en plus souvent dans le banjaroù il a été fabriqué. Il faut avouer que, hors cause religieuse, c’était dommage de les trucider juste après cette fête si particulière. Les traditions évolueraient-elles à Bali ?
Il en est une qui prend de plus en plus d’importance : Nyepi, le Nouvel An balinais, aussi appelé le Jour du Silence. Tout le monde, touristes inclus, a l’obligation de rester à la maison. Personne n’a le droit de sortir de chez lui, de cuisiner, d’allumer la lumière, même de regarder la télé ou d’écouter de la musique. Plus drôle, on ne peut pas non plus faire l’amour ; mais ça, la pecalang, cette milice de la religion et de la coutume, ne sera pas là pour veiller au grain ! L’ile se retrouve par conséquent coupée du monde avec ses ports et son aéroport fermés. C’est un rite de purification avant de commencer une nouvelle année. Tradition « inventée », c’était, il y a une quarantaine d’années encore, un jour du silence relatif. Les voitures, certes moins nombreuses qu’aujourd’hui, circulaient et on profitait de cette journée pour aller voir les amis. On pouvait donc sortir dans la rue et discuter avec ses voisins. Ce n’est plus du tout le cas actuellement. On est passé du spirituel au social, puis au politique. Les Balinais, de par leur religion, se perçoivent comme le centre du monde. Cette journée sans activité, sans émission carbone, serait donc, pensent-ils, bonne pour la planète tout entière. Cela risque de continuer à se durcir, à se réglementer. Les exceptions pour les médecins ou certaines professions qui ne peuvent complètement s’arrêter de fonctionner vont être scrupuleusement déterminées. C’est la tendance actuelle. Mais, loin de toutes ces considérations politico-religieuses, nous profitons au maximum de cette journée vraiment spéciale. Nous choisissons même de venir à Bali durant cette période pour avoir la chance de la vivre. En faire l’expérience n’est possible qu’ici ; nulle part ailleurs, on ne pourrait imaginer un monde totalement arrêté, sans un bruit, hormis le chant incroyablement mélodieux des oiseaux. À Bali, on entend, on écoute le silence… et nous nous en délectons durant 24 heures impressionnantes ! Pour ne rien gâcher, Ketut qui sait qu’on les adore nous confectionne des plats traditionnels exquis qu’elle nous sert sur la terrasse le midi et le soir. Que peut-on demander de plus ? On est déjà au Paradis !
À 6 heures le lendemain, la vie reprend ses droits, mais aussi toute la cacophonie qui va avec. Dur retour à la réalité du quotidien !
Sur les conseils de Pierre, nous allons visiter près de Tampaksiring un temple que nous ne connaissons pas, coincé entre deux autres sanctuaires bien plus cotés. Blotti, pour ne pas dire enchâssé, au fond d’une vallée abrupte aux parois dégoulinantes et recouvertes de mousse, caché sous la verdure d’arbres immenses, il abrite de nombreuses sources qui convergent toutes vers le torrent qui se fraie tant bien que mal un chemin au milieu du chaos rocheux. Nous y faisons la connaissance d’une famille locale venue se purifier dans le bassin naturel destiné à cet effet. Le glouglou des fontaines ajoute encore un peu plus de magie au calme et à la sérénité de l’endroit qui n’en avait vraiment pas besoin, tellement il en possédait déjà. Bref, nous avons un mal fou à quitter ce havre de paix perdu dans la forêt. Pour nous en remettre, nous mangeons un nasi campurdans une gargote très locale que nous aimons bien et devant laquelle nous ne pouvons pas passer sans nous arrêter.
Près de Tegallalang, dans une rizière cette fois encore complètement ignorée des visiteurs pourtant en très grand nombre à moins de trois cents de mètres de là, un magnifique oiseau bleu à tête orangée s’envole à mon approche (renseignement pris, il s’agirait d’une espèce de gros martin-pêcheur vivant ici). De croquignolettes terrasses modèlent le paysage et dévalent les rudes pentes de la vallée qui les abrite en s’imbriquant harmonieusement les unes dans les autres. Pour clore le bec aux détracteurs, même dans les endroits les plus touristiques de Bali, il reste toujours des choses, belles et vraies, encore ignorées de la foule. CQFD !
Quelques jours après avoir participé dans le temple familial à une cérémonie en l’honneur du papy décédé trois semaines avant notre arrivée, Chantal assiste, mais sans moi cette fois, à la bénédiction du bâtiment neuf qui abrite quatre chambres presque luxueuses et au baptême du nouveau nom de la guesthouse. Wayan, le fils le plus businessman de la famille, désire en effet changer de catégorie. Nous lui souhaitons la réussite en espérant égoïstement qu’il n’augmentera pas nos tarifs actuels. Tant que Ketut et Wyan, ses parents, seront là, nous ne devrions théoriquement pas subir de hausse inconsidérée. On croise les doigts. Durant la bénédiction, Lista, du haut de ses cinq ans, trône toute fière près du prêtre qui officie. Comme toujours, une cérémonie se clôt par un buffet bien achalandé où chacun se sert comme il le souhaite. Chantal qui a bien rempli son assiette arrive sur la terrasse la partager avec moi ; on se régale systématiquement avec les plats bien relevés et succulents que Ketut a cuisinés.
Pour fêter comme il se doit notre 2017e jour de voyage, nous avons invité Pierre à venir déguster avec nous un bebek betutu, l’un des mets locaux les plus courus que j’ai commandé il y a plusieurs jours dans une famille de Peliatan spécialisée dans la cuisson de la volaille à l’étouffée. Le canard, d’abord farci avec une mixture très odorante et colorée, puis recouvert d’une pâte d’épices, patiemment écrasées au pilon, est enfermé dans de grandes feuilles d’écorce de cocotier qui vont permettre la cuisson à l’étouffée en conservant toutes les saveurs. Les douze heures passées ensuite sous la cendre rendent la chair fondante à souhait. Lorsque Chantal entrouvre la gangue végétale, d’exquises senteurs viennent chatouiller nos narines et nous mettent sérieusement en appétit. Pour nous faire plaisir, Pierre a amené une bouteille d’un excellent Bordeaux qu’il conservait depuis longtemps en attendant une bonne occasion pour la déboucher. Coup de chance pour nous, c’est pour aujourd’hui ! Même un peu trop chambré, mais difficile de faire mieux ici, le vin s’accorde, au grand soulagement de notre ami, merveilleusement bien avec la volaille parfumée. En accompagnement, Ketut nous apporte gentiment un plat de riz et des légumes. Nous passons cette agréable soirée gastronomique sur la terrasse à savourer et à discuter tranquillement. Il est tard lorsque Pierre se lève pour partir et nous avons tous les trois la tête qui tourne un peu. On a si peu l’occasion de boire du vin !
Le jour de Galungan, commémoration de la création de l’univers et fête très importante pour les Balinais, nous accompagnons Suan, Ella et Lista au temple Pura Dalem. Pour cela, nous avons tous les deux revêtu nos tenues balinaises. Nous assistons à la cérémonie où se côtoient toutes les familles du quartier. Du bébé au vieillard, tout le monde porte ses habits de prière ; blancs pour les hommes et plutôt jaunes pour les femmes, ces deux couleurs symbolisant la pureté. Le prêtre bénit les offrandes amenées sur la tête par les dames, puis l’assemblée se recueille pieusement avant de s’orner la chevelure de pétales de fleur.
À l’occasion de Galungan, un penjorest planté devant chaque maison. C’est la période que nous préférons, celle où Bali est la plus belle à nos yeux. Durant les trois derniers jours, les hommes ont décoré leur bambou, au sommet recourbé symbolisant la queue de Barong, avec de la feuille de palmier, du riz, une ou deux noix de coco, des pompons de laine rouge. Un autel pour les offrandes est accroché à la base. Là encore, la créativité est à l’honneur. Les plus gros impressionnent vraiment. Nous nous demandons comment on a pu les relever sans casse avant de les ficher dans le sol, devant la demeure. Il y a quelques années, Wyan, le fils de la guesthouse, avait brisé le sien en le redressant avec des amis après l’avoir patiemment fabriqué durant trois jours sur des tréteaux posés dans la rue. Il avait dû le refaire en urgence, mais avait perdu deux bons mètres de hauteur. J’espère que ses ancêtres qui s’en servent de balise depuis le Paradis ont malgré tout retrouvé le chemin du temple familial. Les Balinais croient en effet que leurs aïeux redescendent sur terre durant cette période, participent aux festivités, s’amusent, profitent des offrandes et ne repartent que dix jours plus tard, au moment de Kuningan.
Après la cérémonie au pura, nous prenons la moto pour nous rendre dans les villages avoisinants admirer ces chefs-d’œuvre pointés vers le ciel et fabriqués principalement avec des produits liés à la terre. Nous sillonnons des routes et des rues magnifiques et, aussi modestes soient-ils, les penjoront tous une grâce qui nous enchante. Dommage que les nuages blancs viennent trop perturber la cellule de nos appareils et accentuent encore un peu plus un contraste qui n’en demandait pas tant. On attendra donc un autre jour pour les bonnes photos !