Ce matin, le soleil brille et nous décidons de partir vers Belimbing voir où en sont les rizières. Au bout d’une trentaine de kilomètres, les nuages viennent décorer le ciel et les premières gouttes tombent. Il nous en reste autant à faire pour atteindre les fameuses terrasses. D’abord éparse, la pluie soudain plus drue nous oblige à enfiler les capuchons peu avant d’arriver. Les rizières, pourtant belles graphiquement parlant, ne sont pas du tout mises en valeur par le temps maussade. Pour les photos, c’est donc encore fichu ! Déçus, nous décidons malgré tout de poursuivre vers Pupuan. Mal m’en a pris ! La pluie redouble et rend la chaussée sinueuse presque dangereuse. Il tombe à présent des cordes et je persiste dans ma bêtise de vouloir continuer. À ma décharge, nous avons dépassé la mi-parcours et faire demi-tour nous obligerait à effectuer encore davantage de kilomètres. Nous voilà maintenant dans le brouillard ! À couper au couteau qui plus est ! Coup de chance, le seul Balinais qui sait vraiment bien conduire une voiture roule juste devant moi ; pas d’arrêt pour croiser un véhicule venant en sens inverse, pas d’accélération impérieuse, pas de freinage intempestif, pas de virage pris à l’extérieur. Ce gars doit habiter à l’étranger, ce n’est pas possible autrement ! Je le suis donc aveuglément et, ça, dans tous les sens du terme : hormis ma roue avant et ses feux arrière, je ne vois rien d’autre ! La bulle de mon casque remplit pourtant bien son office et protège au mieux mes lunettes, mais la purée de pois de plus en plus épaisse réduit considérablement le champ de vision. Nous filons droit devant dans cette galère et la route grimpe toujours. Transis tous les deux, nous atteignons enfin la crête de la caldeira de Bedugul, synonyme de descente quelques kilomètres plus loin et, donc, d’amélioration climatique. Du moins, l’espérions-nous. Le brouillard s’estompe à ma grande joie dès les premiers lacets, mais la pluie, elle, nous accompagne jusqu’à Ubud. C’est bien peu de dire que nous arrivons lessivés de cette virée ! Seul point positif de la journée : nos capuchons ont vraiment été efficaces et nos vêtements sont restés secs malgré les 140 kilomètres à rouler sous le déluge. Que demande le peuple ?
Un matin, nous décidons de nous rendre à Sidemen où Alexis, notre fils, et Hélène, sa compagne, logent pour quelques jours. Avant leur promenade à pied dans les environs immédiats de leur hôtel, nous sommes tout heureux de pouvoir passer quelques minutes avec eux. Nous continuons pour notre part la balade dans les parages, mais, devant un nouvel orage, préférons faire demi-tour et rentrer sagement à Ubud. Je n’ai pas particulièrement envie de renfiler l’imperméable aujourd’hui ! Nous prenons tout de même le temps de nous arrêter écouter de jeunes garçons qui s’exercent au gamelansous le baled’un village.
Un dimanche, nous assistons à l’unique crémation de notre séjour, celle d’un membre de la caste supérieure. Il s’agit en fait d’une première cérémonie, celle où le corps du défunt est brûlé et où l’on récupère ses cendres pour les enterrer en attendant la grande crémation dans le sarcophage en forme de taureau qui aura lieu plus tard. Le groupe d’hommes qui a amené le cercueil perché sur une tour modeste depuis le centre d’Ubud dépose celui-ci sur un terre-plein, près du cimetière. Ils sortent ensuite le corps recouvert d’un linceul de sa boite funéraire et le mettent en place sur le bûcher. Les prêtres le bénissent alors, puis les membres de la famille se succèdent pour faire jaillir les premières flammèches à l’aide de bâtons d’encens embrasés. Un préposé au lance-flamme prend ensuite le relai. L’incinération débute à peine que la foule commence déjà à se disperser. Pour notre part, nous restons un peu plus longtemps, assez pour reconnaitre les pieds en train de se consumer. Nous quittons les lieux, nous aussi.
Le lendemain matin, nous profitons d’un beau ciel bleu pour nous rendre à Kintamani près du mont Batur. En cette période de pleine lune, des cérémonies importantes se déroulent tous les jours dans l’un des trois temples les plus vénérés de Bali et peut-être celui que nous préférons, avec Besakih, lorsqu’il est bien décoré. Et, cette fois-ci, le Pura Ulun Danu Batur l’est encore. Après avoir réglé le droit d’accès dans une boutique juste en face du sanctuaire et revêtu nos jolis sarong, nous pouvons enfin pénétrer dans l’enceinte sacrée et rester ébahis devant tant de beauté. Une multitude de parasols blancs, jaunes, rouges, noirs ou à carreaux blanc et noir ornent les différentes portes et tous les escaliers. Des penjorcolorés sont dressés en majorité dans la cour principale et près de certains baledans lesquels les fidèles en tenue de prière entassent leurs offrandes avant de recevoir la bénédiction des prêtres. Partout où nous nous tournons, nous recueillons le sourire. Autour de l’autel le plus important sont regroupées des créatures mythologiques hautes d’au moins trois mètres et confectionnées à l’aide de légumes et fruits frais, de viande crue et gras de porc, de riz. L’art balinais, niché vraiment partout, nous épate toujours autant. Nous faisons tous les deux le plein de photos, puis quittons, une fois de plus à regret, ce lieu magnifique. Le billet d’entrée donnant droit à une boisson, Chantal se laisse séduire par un jus d’oranges locales tandis que je tente celui au tamarin. Coup de bol, chacun de nous préfère le sien !
En nous servant le petit-déjeuner du lendemain, Ketut nous indique qu’une grande cérémonie va se tenir toute la journée dans un temple tout près d’Ubud. Nous décidons d’y aller, même si nous commençons à avoir notre dose. Mais si nous apprécions tant Bali, c’est en grande partie grâce à sa religion si… colorée et si photogénique !
Nous arrivons vers 10 h 30 pour assister à la bénédiction de ce nouveau sanctuaire de Bentuyung Sarti, tout juste achevé. Nous avons tous les deux enfilé nos plus beaux atours balinais et garé la moto à l’entrée du village. Le temple se situant à un bon kilomètre de là, nous effectuons le trajet à pied sous un soleil éclatant. Pour ce genre d’événement, j’aurai nettement préféré un ciel nuageux qui adoucit les ombres : à vrai dire, je ne suis jamais satisfait, mais je m’en contenterai ! Avec son chemisier en dentelle jaune, le kebaya, que la plupart des femmes portent aujourd’hui, Chantal passerait presque inaperçue si elle n’avait pas les cheveux clairs. Quant à moi, on me félicite pour le udeng qui ceint mon crâne et qui m’a obligé à laisser le casque à la guesthouse. Devant tant de compliments, le rose de satisfaction nous monte aux joues qui n’en avaient pourtant pas besoin avec cette chaleur écrasante. Des événements se déroulent dans tous les coins du sanctuaire. Deux gamelan jouent en même temps, mais, heureusement, dans des endroits différents. Des prêtres agitent leurs clochettes sans interruption tandis que les femmes continuent de déposer leurs paniers d’offrandes sur les autels. Des noix de coco sont fracassées par les officiants pour en extraire l’eau et ainsi bénir les fidèles. Des animaux sacrifiés, comme des poulets, des canards, des porcelets ou des veaux, sont regroupés dans des paniers posés sur le sol dans la cour principale où se déroulent d’autres prières. Je fais la connaissance de photographes balinais qui couvrent ce genre d’événements partout dans l’ile. Sympas, ils me donnent des tuyaux sur des fêtes similaires qui doivent avoir lieu dans les jours et semaines qui viennent. On ne risque pas de s’ennuyer, y’a du boulot en perspective !
Vers midi, au moment où le soleil tape le plus fort, tout le monde arrive s’abriter sous une sorte de barnum en bambou. De jolies jeunes filles proposent des chaises aux invités importants et apportent à chacun un sac contenant gâteaux, bonbons, cacahuètes et une bouteille d’eau. Nous devons en faire partie, car nous aussi y avons droit. Ça tombe bien, on commençait à avoir franchement soif. Pour nous dégourdir les jambes après cet intermède alimentaire, nous partons faire un tour à l’extérieur du temple d’où nous parviennent les notes mélodieuses d’un gamelan de bambou. De jeunes garçons jouent en effet de ces instruments devant un groupe d’hommes plus occupés à tailler la bavette qu’à les écouter. L’un d’entre eux nous interpelle et nous fait signe d’aller nous servir à manger dans une cour tout près. Nous déclinons poliment son offre. Mais une seconde personne, rencontrée un peu plus loin, insiste pour que nous y allions. Nous nous y rendons donc et d’autres jolies jeunes filles nous montrent comment nous y prendre pour remplir les assiettes en osier tressé. Nous voilà donc, quelques minutes plus tard, en train de savourer un excellent lawar, bien relevé et accompagné de légumes que nous ne connaissons pas tous. C’est bon et ça nous cale définitivement ! Dans l’une des cours, un combat de coqs se déroule sous des regards exclusivement masculins. Le duel s’achève brièvement, le vainqueur ayant été mortellement blessé son adversaire au bout de seulement quelques secondes. Sous l’auvent en bambou où nous retournons, les chaises ont été rangées pour faire place aux jeunes danseuses qui vont s’y produire. Drapées dans leurs sarong cousus d’or et coiffées de leurs tiares abondamment fleuries, elles arborent un maquillage sophistiqué où les yeux et la bouche sont mis en valeur. Concentrées, les fillettes entament leur exhibition avec une facilité impressionnante pour leur âge. Ce que nous appelons un spectacle, mais qui n’en est pas un pour les Balinais continue avec d’autres chorégraphies exécutées par des jeunes filles plus âgées, mais tout aussi gracieuses. Suivent enfin des danseurs de paris gede, adultes cette fois, qui miment une guerre contre je ne sais quel ennemi. Il est 16 heures passées lorsqu’ils terminent leur pantomime. Quand nous quittons les lieux, des personnes nous saluent en témoignant un certain respect. Nous sommes comblés, d’autant plus qu’en retournant à la moto nous croisons le long cortège coloré du Baronget de Rangdaallant s’affronter au temple et ainsi restaurer l’équilibre spirituel du village. J’ai à peine le temps de changer d’objectif pour immortaliser la scène. Je termine par quelques clichés de la rizière qui s’étale au pied du sanctuaire.
Pour clore en beauté cette sacrée journée, après avoir pris ensemble l’apéritif sur notre terrasse, nous allons diner dans un restaurant sympa de la rue Monkey Forest avec Alexis et Hélène qui sont enfin arrivés à Ubud…
À 10 heures le matin suivant, nous partons tous les quatre à pied dans les rizières juste au-dessus d’Ubud. À cette heure, le soleil est déjà haut et la lumière trop violente pour réaliser de bonnes photos. Nous grimpons chez Wyan, le peintre traditionnel que nous connaissons bien. Il nous a d’ailleurs aperçus hier lors de la cérémonie au temple de Bentuyung Sarti et s’excuse de ne pas être venu parler un peu avec nous. Je préfère m’abstenir de lui avouer que je ne l’avais pas reconnu quand il nous avait salués. Mais, hors contexte, il m’est parfois difficile de différencier les gens, surtout quand ils sont tous habillés de la même façon ! Après nous être désaltérés avec un jus de citron vert sucré au miel local, nous regagnons le village par un chemin qui descend le long des terrasses. Je constate encore une fois que les Balinais continuent de dévaster leurs rizières en construisant des bungalows et des warungpour touristes n’importe où, sans calcul. Je persiste à penser qu’ils s’en mordront un jour les doigts. Les enfants préférant passer l’après-midi seuls, je vais prendre un bain dans la belle piscine olympique perdue dans la verdure de Blahkiuh. Des militaires sont en train d’y apprendre à nager… en tenue de combat, avec le casque, mais sans les chaussures ! Je rigole un petit moment avec eux, puis m’en retourne par le chemin des écoliers vers Ubud où je retrouve Chantal et les enfants pour aller diner.
Le lendemain, Alexis vient me chercher à 14 heures pour que nous allions nous promener en moto dans les environs, tandis que Chantal va avec Hélène faire du shopping. Le ciel qui avait été bleu jusque là se charge soudainement de vilains nuages qui viennent contrarier les photographes que nous sommes ; dommage pour Alexis surtout, lui qui repart demain matin. Heureusement, la fin d’après-midi lui propose tout de même une lumière nettement plus jolie. La tombée de la nuit approchant, nous regagnons Ubud à regret. Le pauvre n’aura vraiment eu qu’un minuscule aperçu de Bali, mais son temps était franchement trop compté ! Tant pis pour l’artisanat, tant pis pour les traditions religieuses ou autres, tant pis toutes les belles choses, souvent cachées, qui rendent l’ile des Dieux si attrayante.Pour terminer la journée, nous allons diner ensemble dans un établissement joliment décoré de la rue Goutama en train de devenir celle des restaurants pour touristes. C’est bon et copieux, mais, lorsqu’on aime « épicé local » comme nous, il ne faut pas oublier de le spécifier, car on y sert plutôt une cuisine « spéciale palets délicats » qui ressemble d’un peu trop loin aux plats balinais ! On fêtait à cette occasion mon anniversaire, mais avec une journée d’avance.
Sur des routes pas encore encombrées, nous suivons en moto le taxi des enfants jusqu’à Sanur et leur faisons de grands signes en guise d’adieu lorsque leur chauffeur continue son chemin en direction de l’aéroport. Ils décollent en fin de matinée pour retourner en France et reprendre le boulot en début de semaine. Quant à nous, nous restons la journée à la plage en nous remémorant en boucle ces instants trop brefs passés avec eux…
En revenant à Ubud, nous nous offrons une noix de coco dans un joli bar noyé dans la verdure de la vallée de l’Ayun pour mon anniversaire. Pour le diner, Ketut nous sert gentiment une belle assiette de lawarsur la terrasse. L’imprévu nous fait toujours plaisir.