Nous rejoignons nos amis le matin suivant après le petit-déjeuner sur leur lieu de résidence. Les couleurs revenues sur les joues de Lucy attestent une nuit correcte et Alex arbore un franc sourire. Les émotions de la fin de journée d’hier semblent désormais dissipées. Tandis que les filles décident raisonnablement de passer la journée autour de la piscine, nous, les garçons, choisissons de parcourir la proche région… en moto bien évidemment !
En fait, nous effectuerons le même parcours deux jours de suite, les femmes bien reposées nous accompagnant le lendemain. Le pied un peu raide contraint cependant Lucy à s’aider d’un bambou pour pouvoir marcher plus facilement. La promenade jusqu’au temple Gunung Kawi, en nous arrêtant aux rizières de Tegallalang, leur plait bien, mais afin de ne pas trop les fatiguer pour la suite du séjour nous décidons de l’écourter en début d’après-midi sitôt le nasi campurbien épicé de notre petit restaurant habituel de Tampaksiring avalé. Nous nous donnons rendez-vous à notre guesthouse pour la traditionnelle Bintangde l’apéritif, puis un diner au Hana, toujours aussi bon, conclut en beauté la journée.
Le lendemain, après une rapide visite aux cheminées d’Ibu Okaoù grillent des cochons entiers empalés sur d’énormes broches que tournent sans relâche de jeunes hommes rieurs, nous empruntons à pied le sentier qui longe les rizières d’Ubud à quelques dizaines de mètres seulement de la rue principale et grimpons jusqu’à l’atelier-café de Wyan, peintre traditionnel que Chantal et moi connaissons bien. Avant d’attaquer le chemin du retour, nous nous offrons une boisson rafraichissante bienvenue. Nous passons ensuite l’après-midi avec eux autour de la piscine de leur guesthouse et nous donnons rendez-vous au Restaurant Lokal après le spectacle de danses balinaises qu’ils ne veulent absolument pas manquer. Ils en reviennent enchantés. Tellement ravis que nous allons ensemble assister aux cours de chorégraphie traditionnelle proposés aux enfants le matin suivant. Comme toujours, les petites filles attirent tous les regards, mais, dans une autre partie du puri, un garçonnet d’une dizaine d’années nous subjugue littéralement. On le croirait envoûté tant il roule ses yeux expressifs dans tous les sens. Ses mimes et ses gestes, eux aussi totalement maîtrisés, ne suscitent aucune correction de la part du professeur qui, au contraire, l’applaudit et le félicite sincèrement à la fin de son exécution. Fasciné, je n’oublierai jamais cet instant de grâce absolue qu’il vient de partager avec nous et ce moment restera pour moi, ad vitam æternam, une référence. Encore sous le charme, nous raccompagnons Alex et Lucy jusqu’à leur hôtel. Ils quittent en effet Ubud pour Amed en début d’après-midi. Nous nous donnons rendez-vous à Sanur, lorsqu’ils seront revenus de Lembongan, une autre de leurs étapes balinaises.
Dans une agence de voyages dans laquelle elle souhaitait obtenir des renseignements sur une extension de visa, Chantal apprend avec un certain déplaisir que ceux, d’un mois et gratuits, donnés à l’arrivée ne peuvent pas être prolongés. Cela change tous nos plans : moi qui avais choisi cette période pour y passer Galungan et Kuningan suis déçu de ne pouvoir être présent durant ces dix jours de fêtes et de cérémonies. Pour notre dernier jour entier, le 1ernovembre, nous aurons tout de même le privilège d’assister à la première d’entre elles. En attendant, je me mets en quête d’un vol vers Singapour comme nous l’avions prévu pour le début décembre, mais l’échéance trop proche a fait grimper les prix de façon vertigineuse. Nous nous rabattons donc une fois de plus vers Kuala Lumpur en Malaisie et décidons de séjourner le mois de décembre à Ko Lanta, du moins jusqu’aux vacances de Noël. Nous y croiserons peut-être l’ami Michel, le Malouin, venu comme tous les ans passer l’hiver au chaud ! Voilà qui atténue un peu notre déception…
La pluie tombe une grande partie de la nuit, mais au réveil le soleil brille ce qui nous incite à enfourcher la moto sitôt le petit-déjeuner avalé. Après nous être arrêtés un instant dans le temple de Bedulu et nous en être fait expulser par le gardien qui nous a vus pénétrer par l’arrière et ainsi gruger le billet d’entrée, nous errons de village en village en suivant une petite route que nous empruntons, chose incroyable, pour la première fois, du moins dans sa partie initiale. Le parcours nous emmène jusqu’à Bangli où un temple magnifiquement paré nous fait garer la moto sur un parking bondé. Le sarong noué autour de la taille, l’appareil photo à la main, je déclenche à tout-va et pénètre jusqu’au milieu du sanctuaire. D’abord réticente, Chantal arrive enfin et ne le regrette absolument pas. Une superbe décoration à base de jaune et de blanc qu’une touche de rouge et de noir vient mettre en valeur orne les différents sanctuaires. Un prêtre qui m’aperçoit le prendre en photo s’approche et échange poliment quelques mots avec nous. Son sourire s’élargit encore un peu plus lorsque je lui montre le résultat de mes déclenchements. Plus tard, un des peintres qui ne quitte pas Chantal des yeux vient entamer la conversation avec elle. Je les prends ensemble en photo… Sous un grand balese déroulent des combats de coqs. Des centaines d’hommes excités par le jeu misent parfois une petite fortune sur leurs poulets favoris. Beaucoup d’entre eux y laissent des plumes… Ce genre de manifestation n’est officiellement plus autorisée que durant certaines périodes, bien définies, le grand nombre de parieurs ruinés ayant incité l’État à interdire les combats hors de ces jours de permission. Mais, lors de promenade dans des villages à l’écart, nous sommes plusieurs fois tombés fortuitement sur des joutes sauvages que des groupes d’hommes de tous âges tentaient maladroitement de camoufler. L’atmosphère qui règne autour d’une arène comme celle d’aujourd’hui nous effraie toujours un peu, les Balinais trouvant dans ces moments-là une certaine agressivité. Nous les comprenons aisément puisque certains d’entre eux n’hésitent pas à parier la totalité de leur salaire mensuel sur un seul combat ! Et quand ils perdent…
Le volcan Agung rejetant presque sans interruption une fine colonne de fumée dans le ciel, nous préférons ne pas aller plus loin en avant et redescendons vers Klungung par une petite route de notre connaissance. Bien nous en a pris : nous tombons pile sur une cérémonie où des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants en tenue et assis en tailleur joignent les mains au-dessus de leur tête. Drapés dans nos sarong, nous nous mêlons à eux et les photographions sans appréhension ; trop heureux de notre présence, ils ne nous envoient que sourires et petits signes amicaux. Lorsque la célébration se termine, les femmes reprennent leurs offrandes désormais bénies et tout le monde s’éparpille en nous saluant une dernière fois. De ce côté-ci de Bali, les gens n’ont pas encore trop changé et restent dans l’ensemble tels qu’ils étaient il y a seulement quelques années. Nous apprécions à sa juste valeur la chance d’avoir pu passer un instant avec eux. Comme pour payer une dette à ce merveilleux moment, une pluie battante se met à tomber à moins d’un kilomètre de la guesthouse et nous oblige à enfiler les capuchons…
Le lendemain, la pluie nous cloue à la guesthouse dont je ne sors que pour aller diner. Chantal a profité d’une éclaircie dans l’après-midi pour se rendre au supermarché effectuer quelques achats obligatoires, comme de l’eau par exemple… et des cacahuètes pour l’apéro ! Aussi, lorsque le surlendemain le soleil inonde la terrasse de mille feux au moment du petit-déjeuner, nous nous dépêchons de filer vers la plage de Sanur, pressés de profiter d’un bon bain de mer. En arrière-plan, le Gunung Agung émerge des nuages qui le nimbent et rejette un fin panache de fumée qu’on aperçoit très bien, même à plus de 60 kilomètres de distance. À ce propos, beaucoup de Balinais travaillant dans le tourisme attendent avec une impatience à peine dissimulée sa véritable éruption qui marquerait, d’après eux, la fin de la période de récession qu’ils sont en train de connaître. Mais peut-être faudrait-il aussi qu’ils se posent d’autres questions, à mon avis plus judicieuses, pour leur avenir touristique. Le fait qu’ils s’acharnent à détruire leur ile de façon systématique sans s’apercevoir qu’ils font disparaitre au fil des années ce qui a amené les premiers visiteurs ici, à savoir leurs magnifiques paysages de rizières, ne les incite même pas à réfléchir sur leurs excès. D’horribles complexes viennent sans cesse enlaidir des lieux auparavant idylliques sans que personne s’en émeuve. Seuls les expats et les étrangers habitués à y séjourner essaient, sans succès pour l’instant, de tirer la sonnette d’alarme. Et lorsque l’ile croulera sous les immondices comme cela commence à être le cas, il sera peut-être trop tard. Bali ne se résumera alors plus qu’à un immense lieu de fête à travers Kuta et Canggu comme le sont devenu Ko Pha Ngan en Thaïlande ou Goa en Inde. Avec leurs culture et coutumes ancestrales, cela tiendrait du véritable gâchis. Les gens d’ici doivent en prendre conscience très rapidement, dans peu de temps il sera vraiment trop tard…
Un matin, alors que nous hésitons sur la destination du jour, nous nous retrouvons sans le vouloir sur une route que j’exècre, celle de Tabanan. Avec sa circulation intense et ses innombrables camions montant vers Java, ma vigilance doit absolument être à son maximum. Cette fois encore, comme pratiquement à chaque fois que nous l’empruntons, nous tombons sur un poids lourd couché dans le fossé au milieu d’une descente ce qui crée instantanément un très long bouchon. Heureusement pour nous, les motos arrivent à se faufiler entre les véhicules sans trop de difficultés. Après une dizaine de kilomètres de slalom ininterrompu, nous délaissons ce simulacre de conduite dans les gaz d’échappement pour prendre avec soulagement la direction du nord. La route, beaucoup plus tranquille longe de belles rizières. Nous nous arrêtons une petite heure à Belimbing pour en photographier de magnifiques avant de poursuivre jusqu’à Pupuan où nous mangeons un nasi campurtoujours aussi bon et copieux chez une dame qui nous reconnait très bien. Mais, au moment de l’addition, ne se souvenant certainement plus du prix qu’elle nous demandait les fois précédentes, elle ne me rend qu’un billet de 50 000 roupiahs sur celui de 100 000 que je lui ai donné. Je la regarde alors dans les yeux et mon insistance passive lui fait plonger la main dans le tiroir qui lui sert de caisse et en ressortir un billet de 10 000 qu’elle me tend en baissant la tête… Ça lui apprendra à vouloir taxer les étrangers. Non, mais !
Après un passage par Munduk où aucun bouton floral, plus connu sous le nom de clou, n’orne encore les girofliers, nous entamons la descente vers Ubud en empruntant une route secondaire depuis Bedugul. À Sangeh, nous avons l’énorme chance de tomber sur une procession qui se dirige vers le temple caché au milieu de la forêt des Singes. Nous avons juste le temps de garer la moto et de nous enrouler dans nos sarong avant que les premières femmes qui constituent la longue colonne n’arrivent devant nous. Nous photographions tous les deux à tout-va et nous engouffrons derrière elles dans l’enceinte sacrée. Un prêtre nous invite à rester en dehors du sanctuaire central, mais nous autorise à en faire le tour et à prendre tous les clichés qu’on veut de la cérémonie qui s’y déroule. Sitôt celle-ci terminée, les femmes en ressortent avec leurs magnifiques offrandes sur la tête. Beaucoup d’entre elles nous envoient un petit signe de la main, certaines s’arrêtant même un instant échanger quelques mots avec nous. Nous apprenons ainsi qu’une autre procession doit arriver dans la demi-heure qui vient ; nous décidons donc d’attendre. Nous en profitons pour faire la connaissance de Made, un amoureux de son ile et de sa culture, et de sa famille. Lorsque nous nous séparons, les premières notes d’un gamelanparviennent à nos oreilles : le cortège approche. En file indienne, vêtues de jaune et de blanc, les femmes portent toutes sur la tête de hautes offrandes qu’elles vont faire bénir au temple. Le défilé n’en finit pas ; nous estimons entre 200 et 300 le nombre des participantes évoluant dans ce décor magnifique. Nous venons d’avoir une chance inouïe… Une fois de plus, devons-nous avouer !
Nous passons les deux jours suivants en compagnie d’Alex et Lucy revenus de leur escapade à Nusa Lembongan ; le premier à la plage de Sanur. Pour le second, nous les accompagnons dans la presqu’île de Bukit après nous être arrêtés une première fois au port de Benoa et ensuite à Jimbaran. Pour le fun, nous assistons aussi à l’atterrissage d’un jet qui passe au-dessus de nous dans un fracas étourdissant avant de leur faire découvrir quelques jolies criques aux eaux turquoise à peu près propres et la croquignolette plage de Padang-Padang devenue payante depuis une bonne année maintenant. Nous y restons malgré tout deux heures, histoire de nous détendre un peu et piquer une tête rafraichissante par cette journée de grosse chaleur. Nous reprenons ensuite la route vers Blue Point où des dizaines de surfeurs intrépides domptent les vagues aujourd’hui peu dangereuses avant de faire une halte à Nusa Dua, véritable village artificiel ultra protégé et considéré comme le premier ghetto balinais pour touristes. Station balnéaire de luxe, elle abrite de nombreux hôtels comme le Club Med, mais n’offre que peu de charme malgré ses larges avenues arborées, aérées, d’une propreté absolue loin, très loin des canons locaux. Au coucher du soleil, nous retournons à Sanur par la route surélevée qui traverse la lagune au-dessus de la mer. Superbe !
Nous laissons nos amis aller diner entre eux et préférons rentrer le plus rapidement possible, les feux de notre moto ne fonctionnant que de manière très aléatoire. Nous parvenons à Ubud sans encombre malgré l’intense circulation.
Nous retrouvons Alex et Lucy le surlendemain pour leur dernière journée à Bali et passons la majeure partie de notre temps à nous baigner, jouant à nous lancer la balle ou discutant accroupis de l’eau jusqu’aux épaules pour combattre la chaleur. En fin d’après-midi, en guise d’apéro, nous nous offrons une Bintang les pieds pratiquement dans le sable avant d’aller diner sur le marché de nuit de Sanur où nos amis tiennent à nous amener. Bien leur en a pris : les plats que nous commandons dans les différents stands sont un délice et les jus de fruits excellents et très bien servis. Pour un dernier repas en leur compagnie, hormis peut-être chez un cuisinier étoilé, on ne pouvait pas tellement faire mieux. L’heure de nous séparer est malheureusement arrivée. Nous nous remercions mutuellement pour les super moments passés ensemble et nous promettons de nous revoir un jour, ici ou ailleurs. Un ultime signe ému de la main et nous voilà de nouveau dans l’obscurité à effectuer le chemin vers Ubud sur une moto borgne et guère rassurante dans la nuit. Mais contrairement à la dernière fois, la circulation fluide de ce soir ne nous complique pas la tâche outre mesure. Il nous fallait bien ça…