Avant de commencer notre balade quasi quotidienne, nous nous arrêtons saluer Pierre que nous avons un peu délaissé ces derniers temps. Nous restons discuter une bonne heure avec lui puis prenons la direction d’un des marchés que nous préférons, celui de Gianyar. Diversifié, bien achalandé, il y règne une excellente atmosphère, loin de celle des bazars fréquentés par les étrangers. Ici, personne ne nous importune ; au contraire, nous recevons quantité d’attentions gentilles, sans aucune arrière-pensée mercantile. Cela nous réjouit. Dans une échoppe typique, Chantal trouve un sarongqui lui plait avec des motifs bien plus traditionnels et donc plus convenables pour les cérémonies que celui qu’elle porte habituellement en ces occasions. Après la négociation d’usage lors d’un achat, elle glisse le grand morceau de tissu dans son sac à dos en gratifiant la marchande d’un terima kasih cordial. Dans la partie alimentaire qui se trouve à l’extérieur de l’enceinte couverte trônent à même le sol d’innombrables régimes de bananes que, sitôt vendus, les commerçantes s’empressent de poser sur la tête de leurs clientes. Un peu plus loin, des marchandes de fleurs confectionnent à n’en plus finir des plateaux d’offrandes prêts à l’emploi. Sur tout le pourtour du marché, les carrioles de cuisine ambulante se succèdent et proposent toutes sortes de nourriture qui font envie. Le seul bémol de ce beau marché concerne la puanteur émanant des poubelles débordantes entassées à l’arrière du bâtiment principal : ça gâche tout de même un peu le plaisir !
Pour oublier ce petit souci olfactif, nous reprenons la route à travers la campagne sans nous presser, au gré de mes envies de pilote : un coup à droite, un coup à gauche, sans savoir où nous allons atterrir vraiment. Aussi bizarre que cela puisse paraitre sur cette ile très touristique, ce genre de promenade, sans but réel, permet relativement souvent de tomber sur de merveilleuses personnes encore peu habituées aux étrangers, mais enclines à la discussion gestuelle ou bien de découvrir de superbes endroits hors des sentiers battus. Il suffit de prendre son temps. Et nous avons cette chance de ne pas être pressés ! Alors, on en profite…
Pour célébrer cette belle journée de balade, nous allons diner au Rai Pasti, un restaurant que Tiné et sa bande de copains rencontrés aux Philippines nous ont fait découvrir lors de leur passage à Bali. Et comme toujours dans ce restaurant installé au pied d’une rizière au cœur d’Ubud, nous commençons par un arak Madu, le cocktail local : alcool de riz agrémenté de jus de citron vert et de miel. Servi bien frais dans un verre tulipe givré au sucre, c’est un régal ! Nous en avons d’ailleurs un peu abusé ce soir : deux pour Chantal et trois pour moi. On a bien dormi ensuite ; allez savoir pourquoi !.. Certainement l’escapade du jour !
On se réveille tous les deux la tête à l’envers, mais après une bonne douche et un petit-déjeuner copieux, nous remontons avec plaisir sur la moto pour sillonner les environs. À Pacung, j’ai pris il y a une dizaine d’années une jolie photo d’un hôtel typique au toit de chaume planté dans un paysage de terrasses. Aujourd’hui, un palace moderne l’a remplacé et les rizières ont été rognées, mais mises en valeur pour certaines. La chambre à plus de 500 euros la nuit nous fait vite passer notre chemin. Le vagabondage se poursuit sans que je le veuille vraiment jusque sur les hauteurs de Bedugul, au lac Bratan ; et, puisque nous sommes là, autant visiter le coin. Nous éliminons d’office le Pura Ulun Danu Bratan, le fameux temple avec les pieds dans l’eau qui orne les billets de 50 000 roupiah,car, outre l’heure trop tardive pour une visite inoubliable, de nombreux bus envahissent le parking. Nous préférons nous arrêter un instant sur les rives du second lac, le Danau Buyan. Mais à plus de 1200 mètres d’altitude, en ticheurte, on ne traine pas trop longtemps dans les parages et l’on redescend vite sur Ubud… mais par les petites routes dont une, bien défoncée, que je ne connaissais pas du tout ! Les gens paraissent vraiment surpris de nous voir baguenauder dans le coin et nous indiquent de la direction opposée. J’hésite une seconde, mais nous décidons de poursuivre. Nous sillonnons alors un paysage de rizières magnifiques avant d’entamer une descente assez périlleuse. Par précaution, Chantal préfère même continuer à pied durant quelques hectomètres. Après avoir fait refroidir mes freins qui avaient trop été sollicités, je la rejoins plus tard au niveau du pont qui enjambe une rivière au fond de la vallée. La piste terreuse et caillouteuse que nous suivons désormais traverse une forêt de bambous et de durians dont les fruits, pourtant très bons malgré leur goût particulier, empestent tout le coin. À ce moment précis, nous sommes très loin d’imaginer croiser d’autres touristes. C’est pourtant ce qui nous arrive peu après. Sur le parking d’une guesthouse perdue dans la verdure, deux jeunes sortent d’un taxi pour regarder le paysage autour d’eux. Nous n’en croyons pas nos yeux ! Par contre, un kilomètre plus loin, nous comprenons très vite leur présence qui nous semblait saugrenue lorsque nous débouchons sur la route principale qui traverse l’ile du nord au sud. Inimaginable ! Nous nous pensions perdus il y a quelques minutes encore et nous voilà maintenant en train de slalomer dangereusement entre les voitures. Sitôt que la possibilité se présente, par prudence et surtout par envie, je quitte l’intense trafic de cet axe fréquenté et peu typique pour emprunter un autre itinéraire bis, presque aussi calme que le premier. Celui-là non plus, je ne le connais pas, mais je l’apprécie dès ses premiers virages. Comme souvent je dois l’avouer, la chance nous accompagne aujourd’hui encore. Après seulement quelques kilomètres sur cette petite route paisible, au sortir d’un village, une foule agglutinée autour d’une multitude de cages nous fait vite garer la moto : un concours de chants d’oiseaux a lieu. À grand renfort de gestes et de cris, les hommes, tous des passionnés, encouragent leur animal enfermé dans une minuscule volière numérotée et pendue sous une grande tente dressée pour l’occasion. Le spectacle de ces gens exaltés nous amuse beaucoup. Nous restons d’ailleurs un bon moment les observer. Au bout d’environ dix minutes, les juges rendent leur verdict et retiennent les meilleurs chanteurs qui disputeront une finale après ces séries. Pour que la compétition soit juste, les oiseaux concourent par espèces. Pour l’instant, une seconde catégorie entame son récital, lui-même suivi quelques minutes plus tard par une troisième symphonie interprétée par des volatiles au plumage entièrement vert cette fois. Tandis que les siffleurs s’évertuent à séduire les juges, des dizaines d’autres enfermées dans leur cage reçoivent les soins attentifs de leur propriétaire : pipette remplie d’eau pour boire, arrosage fignolé du plumage avec un vaporisateur et approvisionnement en cafards ou vers vivants tendus à travers les barreaux. À Bali, on apprécie peu les chats et les chiens, mais on friserait la folie pour son oiseau ou pour son coq. On peut vraiment le vérifier ici. Les oreilles encore bourdonnantes, nous reprenons tranquillement la route jusqu’à Ubud. Nous qui étions partis ce matin pour une petite balade paisible, rentrons en cette fin d’après-midi fourbus, mais comblés par cette belle journée de rencontres et de découvertes. Une nouvelle fois !… Chantal en oublie même ses bras endoloris pour s’être trop fortement agrippée à la poignée arrière de la moto lors des descentes.
Pour nous reposer, nous passons le jour suivant à vagabonder dans les environs immédiats d’Ubud où les constructions nouvelles et innombrables nous interpellent sur les méfaits du tourisme et sur le futur proche de Bali. Dans nos esprits, le pessimisme rivalise désormais complètement avec l’optimisme. Le lendemain, nous nous rendons à la plage de Sanur où la mer qui ne se retire pas totalement à cause d’un faible coefficient nous permet de jouer à la balle sauteuse une bonne partie du temps.
Galungan approche. Durant les deux derniers jours qui précèdent la fête, tandis que les hommes fabriquent le penjor qui sera dressé devant chaque maison, les femmes s’activent à la confection des offrandes et à la décoration du temple familial. À cette occasion, tous les villages se transforment et Bali devient magnifique. Avec celle de Nyepi, c’est la période que nous préférons. La veille de Galungan, très tôt le matin, les hommes préparent le lawar, plat incontournable en cette occasion. Wayan nous en offre une grande assiettée à chacun. À voir sa joie de le partager avec nous, nous n’osons vraiment pas refuser, même si nous n’avons pas trop l’habitude de déjeuner. Malgré qu’il soit très épicé, nous adorons ce mets de riz, de viande et de légumes. Traditionnellement servi avec du porc, le poulet a été choisi pour celui d’aujourd’hui. Peut-être le volcan Agung et l’évacuation de sa proche région y sont-ils pour quelque chose ? En tout cas, nous nous régalons !
Nous arpentons les rues d’Ubud le reste de l’après-midi. Pour lever les bambous richement décorés, plusieurs hommes sont nécessaires. La technique de certains nous parait irréprochable, tandis que d’autres doivent livrer beaucoup d’efforts pour dresser le leur. Je me souviens la fois où Wyan a cassé le sien quand il a fallu le mettre debout. Coincé contre la base d’un mur, il s’était brisé sous l’ardeur d’une armée de jeunes qui poussaient fort sur leurs bras. Trop fort d’ailleurs puisque le penjor n’y avait pas résisté. Mais aujourd’hui, aucun ne cède. Tout le monde s’en félicite. Cette période festive constitue le Nouvel An balinais. Les habitants croient que leurs ancêtres redescendent sur terre en même temps que tous les dieux pour participer aux réjouissances et s’amuser. Pour cette raison, les autels accrochés à la base ou près des penjoret ceux des temples familiaux sont remplis d’offrandes.
Vêtus de nos sarong, nous partons tôt le matin dans les rues d’Ubud. En ce jour de Galungan, messieurs et mesdames, petits et grands portent la tenue de cérémonie. Alors que les hommes sont tous habillés de blanc, nous notons que les femmes arborent une mise pour une fois sans code de couleurs précises ; elles en sont d’autant plus belles. En cette journée radieuse, nous garons très souvent la moto pour photographier tranquillement les penjor sous tous les angles. Magnifiquement décorés, ils nous paraissent un peu moins chargés que ceux du Nouvel An dernier, il y a 210 jours, ce qui les rend encore plus élancés, plus jolis. En ce jour de visite à la famille, la circulation sur les routes reste très fluide et je me réjouis de pouvoir conduire sans les embouteillages devenus habituels. Je retrouve le Bali de voilà seulement quelques années, lorsqu’il était encore facile de se déplacer au milieu des motos. Les gros véhicules, souvent mal maîtrisés par leur conducteur, remplacent de plus en plus les deux-roues et font partie de la panoplie de ceux qui veulent montrer qu’ils ont réussi… dans la vie, certainement pas dans le pilotage ! Bref, aujourd’hui, je retrouve le plaisir de me promener dans Bali. Profitons-en bien, demain il sera trop tard !
À cause de la chaleur, nous rentrons plus tôt que prévu et allons restituer la moto à Mako. Nous récupérons aussi les billets du transport pour l’aéroport que nous lui avons achetés.
Après une dernière Bali Hai dégustée sur notre terrasse, nous allons diner au Rai Pasti et savourer le fameux arak madu, mais en quantité raisonnable cette fois ! Nous terminons la soirée au Laughing Bouddha Bar devant une Bintangen assistant à un bon concert de musique rock. Trop rock même pour Chantal dont les oreilles demandent grâce !
J’aurais aimé rester un peu plus longtemps, mais nous rentrons d’un pas décidé boucler nos bagages.
Demain, direction Kuala Lumpur !