Après une nuit de trajet et quelques arrêts, le bus entre dans la gare routière d’Istanbul située à une dizaine de kilomètres du centre à 8 h 45. Comme d’habitude, je n’ai pas fermé l’œil tandis que Chantal a réussi à piquer plusieurs petits roupillons. Un monsieur sympa nous indique le chemin de la bouche de métro, un autre la manière d’obtenir un pass rechargeable et un troisième le bon quai. Dans le train lui-même, un jeune homme nous conseille où descendre au plus proche de Sultanahmet, le quartier où se trouve notre hôtel.
Une fois sur le trottoir, du courage à revendre, j’apprends à Chantal que nous nous y rendrons à pied plutôt qu’en taxi. Ce ne sont tout de même pas 3,5 kilomètres qui vont nous intimider ! À voir sa tête, je comprends vite qu’elle n’est pas forcément d’accord avec moi. En bougonnant, elle m’emboite le pas. Elle n’avait pas entièrement tort en fait ; j’avais simplement oublié que Sultanahmet était perché en haut d’une colline ! En plus, le chemin indiqué par nos iPadnous fait traverser le Grand Bazar. Pas franchement l’idéal avec des bagages ! Presque une heure après être sortis du métro, essoufflés et en sueur, nous nous présentons enfin devant le réceptionniste de l’hôtel. En attendant que notre chambre soit prête et peut-être aussi parce que nous lui faisons un peu pitié, il nous offre le petit-déjeuner. Nous apprécions…
Une fois la toilette effectuée, nous repartons en vadrouille du côté du Grand Bazar. Par contre, cette fois, nous nous paumons dans le labyrinthe de ses ruelles, mais tombons un peu par hasard sur le chemin qui mène au Palais de Topkapi. Les premières gouttes d’une averse orageuse précipitent notre retour à l’hôtel. Après ma nuit blanche, je ne me sens pas au mieux de ma forme et me glisse aussitôt sous les draps. Je ne me réveillerai que le lendemain matin ! Du coup, Chantal dine seule dans un kebapdu coin…
Revigorés par un long sommeil, nous attaquons le buffet du petit-déjeuner avec appétit. Peu fourni, il parvient tout de même à satisfaire ma faim : j’ai simplement repris de tout une seconde fois !
Nous débutons la journée par une visite de la Mosquée Bleue. Après avoir flâné dans le jardin qui la sépare de Sainte-Sophie, nous nous présentons au bureau d’entrée où une dame nous prête un pantalon à enfiler par-dessus nos bermudas. Grosse partie de rigolade avec un autre couple de touristes ! Édifice religieux emblématique d’Istanbul, elle possède des céramiques à dominante bleue qui ont fait sa réputation et lui ont donné le nom sous lequel elle est universellement connue. Construite entre 1609 et 1616, la mosquée Sultanahmet, puisque telle est sa réelle appellation, a eu le privilège de se doter de six minarets ; autant que al-Harâm, celle de La Mecque, la plus grande au monde et premier lieu saint de l’Islam. Pour cela, le sultan Ahmet fut très critiqué. Il a surmonté ce problème en payant la construction d’un septième campanile là-bas, en Arabie. Pas de pot pour nous, des échafaudages pour rénovations intérieures et extérieures viennent enlaidir ou cacher en partie ses trésors. Heureusement, nous avions eu la chance de l’admirer sans ces verrues, il y a 12 ans. Un jeune guide qui reçoit avec complaisance les doléances de visiteurs manifestement déçus se détourne un instant d’eux et vient nous offrir un Coran en français en guise d’excuses. Nous l’acceptons de bonne grâce.
À pied, nous rejoignons ensuite le pont de Galata. Appuyés à la balustrade et canne à la main, les pêcheurs, collés les uns contre les autres à de nombreux endroits, remontent inlassablement des lignes souvent prêtes à rompre sous le poids des prises. Hommes, femmes, enfants, tous s’activent à remplir les seaux. Incroyable spectacle renouvelé tous les jours.
De l’autre côté du pont, la rue grimpe vers la tour Galata, véritable point de repère qu’on peut apercevoir d’un peu partout dans la mégapole. À son pied s’étend un quartier qu’on aimait bien et qui est en train de devenir bobo. Des rénovations ont valorisé les anciens immeubles abandonnés et, dans les rues pavées, des bars, restaurants et magasins branchés ont fait leur apparition. Nous buvons un grand verre d’orange pressée dans une échoppe populaire dont l’étal agréablement présenté avait tout de suite attiré notre regard. Tellement bon ce jus que nous repassons en prendre un second un peu plus tard, juste après l’épisode malheureux du cornet de crème glacée. Un marchand vêtu d’un gilet traditionnel nous a en effet proposé de goûter sa préparation tout en agitant avec vigueur une longue tige en métal dans un récipient contenant une spécialité turque vieille de trois siècles, la glace dite de Kahramanmaraş. Nous nous laissons tenter et commandons deux cornets simples. Le vendeur sort alors le grand jeu et se livre à une démonstration digne d’un spectacle de cirque.En se servant des caractéristiques peu communes de la dondurma,il exécute d’interminables tours de manipulation avant de nous laisser enfin le cornet dans la main. Mais au moment de payer, mauvaise surprise : le prix annoncé a inexplicablement triplé ! Je refuse bien évidemment de régler le surplus et, devant son entêtement à ne pas vouloir admettre son escroquerie, lui écrase méchamment les crèmes glacées sur le comptoir. J’exige, en plus, le remboursement de ce que Chantal lui avait donné. Après quelques insultes mutuelles, il rend en maugréant le billet avancé. Inutile de décrire l’état dans lequel je me trouve ! Nous avions déjà assisté à ce genre d’embrouille en Malaisie, et toujours avec des vendeurs turcs de dondurma. Heureusement, l’excellente orange pressée et l’attention que nous a portée le marchand de jus de fruits nous ont vite fait oublier cette grosse contrariété.
Pour tourner définitivement la page, nous nous régalons le soir d’un bon kebap et de plusieurs baklava !…
Le lendemain, les ennuis continuent. La jeune réceptionniste nous interpelle et nous demande de changer de chambre à cause d’un très, très gros problème électrique. Et dire que nous ne nous sommes aperçus de rien ! Coup de bol ! Mais, au lieu de profiter de la magnifique lumière dorée du matin, nous devons remonter faire nos bagages avant de les descendre dans le hall d’entrée. Le personnel de l’hôtel les mettra dans notre nouvelle chambre lorsque celle-ci sera prête.
Une heure et demie plus tard, nous sommes dans la rue, mais la belle luminosité s’est envolée. Nous changeons donc nos plans et grimpons jusqu’à la mosquée Süleymaniye, certainement une des plus remarquables d’Istanbul et peut-être la plus remarquée. La silhouette de ses dômes en cascade et celle de ses minarets effilés dominent la ligne d’horizon de la rive méridionale de la Corne d’Or et attirent immanquablement le regard. Incarnation suprême de la puissance de l’empire de l’époque, elle fut construite entre 1550 et 1557 en l’honneur de Soliman, dit le Magnifique, considéré comme le plus grand sultan ottoman à avoir régné. À la mosquée s’ajoutent quatre écoles, une soupe populaire, un hôpital, un bain public, un caravansérail, la tombe de Sinan le génial architecte du complexe et un mausolée où le sultan et son épouse reposent aujourd’hui. Les quatre minarets ornés de dix balcons et la profusion de coupoles qui semblent dévaler la pente jusqu’au Bosphore invitent indéniablement à la photographie. Nous cédons à son appel avant de pénétrer dans la cour au centre de laquelle trône un joli şadırvan,fontaine des ablutions. Avec ses 138 fenêtres, sa multitude de lampes, ses calligraphies d’une finesse rare, ses colonnes de marbre ou de granit, son épais tapis et sa relative fraicheur, l’intérieur de la mosquée offre une grande quiétude à laquelle nous ne restons pas insensibles. Nous nous y reposons même quelques instants avant de redescendre vers le Bazar égyptien. D’étals en boutiques, nous arrivons devant un restaurant local qui sert des sandwiches au maquereau. Nous craquons et en commandons deux. Nous conservons en effet le souvenir indélébile de ceux dégustés ici, il y a 12 ans. À cette époque, les poissons étaient grillés sur des barbecues de fortune sitôt leur prise. Le marchand ôtait alors l’arête centrale et la tête et ne gardait que les deux filets qu’il déposait avec les légumes râpés, les quartiers de tomate et le chou ciselé entre les deux moitiés d’une demi-baguette de pain. Avec le jus qui imbibait la mie, c’était divin ! Mais les temps ont bien changé : adieu légumes et tomate. Aujourd’hui place à un seul filet coincé au milieu d’une poignée de chou jetée dans un morceau de pain mou. Même les vieux barbecues ont disparu au profit de vulgaires plaques chauffantes, immenses, en métal inoxydable ! Je ne vois vraiment pas où est le progrès là-dedans ! Déception donc, mais je dois avouer que nous avons tout de même tout mangé !…
Au retour, nous effectuons une dernière halte à la mosquée Sokollu Mehmet Pacha, elle aussi construite par Sinan. On y pénètre par un étonnant escalier couvert qui débouche sur la cour intérieure ornée du traditionnel şadırvan. Petit, mais adorable et surtout très calme, le bâtiment principal possède de magnifiques faïences d’Iznik, malheureusement plongées dans la pénombre. Là encore, nous avons beaucoup de mal à nous arracher à la douceur de l’épais tapis de laine qui recouvre le sol.
Lorsque nous entrons dans l’hôtel, une famille de Pakistanais envahit la réception. Je parviens néanmoins à retirer la clé de notre nouvelle chambre assez rapidement. Les sacs sont entassés dans le seul endroit libre de la pièce. Minuscule ! Et puis, quelle odeur nauséabonde dans la salle de bains ! Pour me calmer, j’allume la télé pour regarder le match France-Pérou qui doit commencer dans moins d’une heure. Pas de signal et écran noir. N’y tenant plus, je redescends faire part de mes tourments. On me promet la réparation dans la demi-heure. Mais où sont donc passés tous les membres de la famille de tout à l’heure ? Un sérieux doute commence à s’immiscer quant à la véracité du souci de ce matin. Je monte quatre à quatre les escaliers jusqu’au second étage et tombe sur la dame et sa fille en train de s’installer dans notre ancienne chambre ! Celle qui avait un très, très gros problème électrique et qui devait être vérifiée, puis réparée la semaine prochaine ! De colère, je redescends chercher mon sac, le remonte et le dépose aux pieds des deux femmes en les priant de bien vouloir quitter les lieux. La dame hurle, sa fille aussi et, de la pièce voisine, leurs hommes arrivent en catastrophe à la rescousse. Ils m’immobilisent alors les bras, mais ne parviennent pas à me faire taire. Avec tout ce ramdam, le réceptionniste se pointe et nous sépare. Je réussis enfin à expliquer au monsieur le pourquoi de la chose. Du coup, sa femme qui vient de comprendre qu’il y avait un très, très gros souci de sécurité ne veut plus de la chambre ! Je saute sur l’occasion pour reprendre le dessus. L’employé de l’hôtel tempère tout de suite mon espoir. Où en effet va-t-il les reloger ? Dans notre piaule minuscule qui empeste le reflux d’eaux usées ? Utopique ! Toute la famille entassée dans la même pièce ? Encore impossible ! S’en suit une série de propositions toutes plus folles les unes que les autres. Je harcèle de questions la jeune réceptionniste de ce matin, enfin arrivée. Source du conflit, elle m’avoue à demi-mot avoir menti pour dénouer un souci de réservation non prise en compte. Elle réussit à me convaincre de rester et à persuader la femme qu’il n’y a aucun problème de sécurité. Elle me promet en outre de nous transférer dès demain dans une troisième chambre et de faire réparer la télé de la nôtre dans le quart d’heure. Ainsi soit-il. Les équipes chantent les hymnes lorsque l’ouvrier termine son intervention. Il a juste changé le décodeur défaillant.
Deux heures plus tard, la France gagne. J’en oublie presque la dispute de tout à l’heure. Et, en plus, j’ai faim ! Nous trouvons un restaurant excellent, sorte de self amélioré, tout près de Sainte-Sophie. À deux pas de là, dans une pâtisserie bondée qui semble être une institution depuis 1864, nous terminons le repas par une colossale part de gâteau. Chantal apprécie énormément sa coupe chocolat et profiteroles. Nous allons ensuite mitrailler la basilique pendant toute la durée de l’heure bleue. Magique !