Le ciel blanc du lendemain matin ne m’incite guère à prendre mon appareil. Pourtant, lorsque nous partons pour un lieu que nous ne connaissons pas encore, il est invariablement pendu à mon épaule droite ; jamais la gauche, je n’y arrive pas. Je ne sais pas si cela est dû aux années qui défilent, mais je le trouve de plus en plus lourd. Je dois supporter, subir serait plus juste, son poids et celui des deux objectifs que je trimbale toujours avec moi durant des journées entières, sans possibilité de m’en débarrasser ne serait-ce que quelques heures. Quand nous partons en visite quelque part, je commence à réfléchir avant de l’emmener et ainsi soulager mon épaule endolorie. Auparavant, je ne me posais jamais la question, mais aujourd’hui, si !
Je suis tout de même bien content de l’avoir pris ce matin lorsque nous pénétrons dans un quartier populaire. Sinon, je me connais : j’aurais ragé et serais, à coup sûr, retourné le chercher. Nous arrivons en effet dans une rue pavée où les gens mangent dehors, sur des tables alignées devant les bouibouis. Chantal, gourmande, tente une sorte de beignet, mais le trouve trop huileux. Moi qui ai la friture en horreur, j’ai préféré m’abstenir. En voyant les grimaces de ma femme, je pense avoir eu raison ! Nous achetons quelques gâteaux, genre génoise et bien meilleurs, un peu plus loin. Nous évoluons en plein dans la Chine que nous aimons tous les deux ; celle qui est en train de disparaitre à vitesse grand V, celle où le linge à sécher est encore pendu à des fils tendus au-dessus de la rue, celle où les enfants à la culotte fendue jouent sous l’œil attentif des plus anciens qui les surveillent assis, à l’ombre, dans un canapé branlant installé sur le trottoir. Sur un marché très local où une partie importante de l’achalandage dépasse allègrement les 70 ans, nous restons un instant regarder le poissonnier qui vend aussi des tortues en décortiquer une, toujours vivante, devant sa cliente. Les deux coups de hache puissants qu’il lui assène fendent en quatre la carapace et mettent ainsi un terme au calvaire de la bête. Malgré tout, les pattes bougent encore pendant quelques secondes. Près de là, tassés sur un banc en pierre, les membres d’une famille, enfants compris, dévorent avidement chacun son œuf. Que dis-je ?… Il n’y a ni jaune, ni blanc. Tout l’intérieur de la coquille est occupé par un poussin qui était prêt à éclore. On peut distinguer la grosse tête aux yeux globuleux, le long cou, les ailes et les cuisses à peine formées. À observer les gloutons qui s’en goinfrent, on imagine que cela doit être un vrai délice. Pour eux, mais certainement pas pour nous ! Nous les laissons là, tout à leur régal.
Pour faire plaisir à nos mirettes et leur changer les idées après ce qu’elles viennent de subir, nous effectuons un bref arrêt dans un temple moderne près d’une petite place pavée. L’architecture et l’éclairage intérieurs les ravissent en mettant en valeur les statues. Un peu de beauté leur a fait le plus grand bien ; nous pouvons maintenant continuer la balade. Tout en longeant un canal étroit coincé entre les habitations, nous traversons un autre quartier tout aussi typique que le premier et débouchons, quelques centaines de mètres plus loin, sur le fameux Grand Canal, celui-là même que mentionne Marco Polo dans son Livre des Merveillesen 1298. Mais il n’a sûrement pas pu admirer le joli tableau qui s’offre à nous : de vieilles maisons sagement alignées sur les rives du cours d’eau, une pagode devant laquelle des personnes âgées exécutent des mouvements gracieux de tai-chi-chuan, un pont à arches en pierre qui semble neuf, une porte fortifiée tout juste restaurée. Et qu’aurait-il pensé du vacarme causé par les voitures et les avertisseurs des motos, lui qui n’entendait certainement que le bruit des sabots et le grincement des roues en bois ? Puis, nous arrivons dans l’une des rues les plus typiques de Suzhou, paradoxalement délaissée par les touristes étrangers. Ce n’est, il est vrai, qu’une succession de boutiques de souvenirs sans grand intérêt, de restaurants aux plats exclusivement locaux, mais l’ensemble des maisons, rehaussé par la couleur rouge des lampions, compose un décor représentatif de l’idée qu’on se fait de la Chine. À cette heure, de nombreux commerces sont toujours fermés et la foule n’envahit pas encore les lieux. Aussi profitons-nous pleinement de l’endroit. Quelques ponts en pierre, gracieusement arqués, enjambent les différents canaux qui sillonnent le quartier. Je suis content d’avoir pris mon Nikon maintenant que la brume matinale a fait place à un beau ciel bleu. Nous nous enfonçons, au gré de nos envies, dans le lacis des ruelles. Voir ainsi deux étrangers perdus dans leur décor journalier intrigue les habitants. Pour les rassurer, nous les saluons d’un nĭhăosonore et d’un geste de la main qui les font instantanément sourire et nous répondre. Les plus audacieux tentent la conversation… en chinois, sans se rendre vraiment compte que nous ne comprenons rien du tout. Devant notre air interrogatif, ils réitèrent alors leur phrase, toujours en chinois. S’apercevant enfin leur méprise, ils éclatent de rire en même temps que nous. Nous adorons ces moments. Après avoir trainé une bonne heure dans ce coin typique, nous retrouvons Shangtang Jie, la rue principale le long du canal, où l’affluence de touristes chinois se presse dans les boutiques désormais toutes ouvertes. Devant un théâtre de plein air, nous restons un instant écouter des dames chanter et les regarder exécuter une petite chorégraphie sur de la musique traditionnelle. Malgré les fausses notes et les pas hésitants, personne ne leur en tient rigueur : ici, pas de moquerie. La timidité n’a pas lieu d’être. Chacun fait ce qu’il peut, sans aucune honte, de la manière qui lui semble la meilleure. Quel bonheur ! J’aurai aimé vivre en Chine ! La cohue grandissant, il devient très difficile de prendre des photos et de se frayer un chemin. On se croirait au Mont-Saint-Michel un week-end de Pâques. Aussi quittons-nous les lieux en nous promettant de revenir bientôt assister à la tombée du jour et aux illuminations.
Après un zeste de repos dans la chambre, nous allons dîner sur le marché de nuit. Les épices n’ayant plus d’effet néfaste sur nos estomacs, nous n’hésitons pas à commander des plats typiques qui piquent. Chantal retourne acheter le même nan pimenté que l’autre soir, tandis que je choisis une soupe avec un peu de tout dedans ! Non loin de nous, une bagarre éclate entre un propriétaire de magasin et un jeune homme qui vend du poisson grillé juste devant sa boutique. Une table vient atterrir à nos pieds, avant que le proprio, apparemment furieux, ne donne un gros coup de pied dans le barbecue de l’autre et ne le saisisse au collet en vociférant des mots qui n’ont pas l’air d’être très gentils. Cette fois, je ne crois pas qu’ils tiennent conversation : ils s’engueulent vraiment ! Lorsque nous quittons les lieux quelques minutes plus tard, une seconde table a volé dans le milieu de la rue, mais la bataille semble terminée. Le pauvre gars n’a plus qu’à tout ramasser, tout remettre en place et recommencer à griller. Le Chinois est parfois coléreux, mais, apparemment, pas très rancunier !
Lorsque nous nous levons le lendemain matin, il pleut. Notre logiciel météo l’avait bien prévu. Après les raviolis chinois du petit déjeuner, nous nous rendons au musée, mais celui-ci étant fermé pour la journée, nous retournons dans notre chambre. Je m’attèle à l’écriture de ce récit. Chantal, elle, profite d’une éclaircie pour partir faire le tour des boutiques du centre-ville. Elle revient quelques heures plus tard avec une jupe en jean qu’elle a dégoté dans un beau magasin Gap. Coup de chance pour la carte Visa, elle n’a pas réussi à faire son choix parmi les nombreux ticheurtes « trop bien » qu’elle adooooore !… Ouf ! Au diner, dans le petit restaurant où nous avons désormais nos habitudes, elle avale une cuillerée de soupe épicée de travers et manque de s’étouffer. Paniquée, elle ne reprend une respiration normale que de longues minutes plus tard, après être sortie récupérer un instant sur le trottoir. Habituée du fait, elle revient s’asseoir et terminer son bol, consciencieusement, malgré ses quintes de toussotements… Voilà la jupe baptisée !
À 7 h 30 le lendemain, heure de l’ouverture, nous sommes parmi les tout premiers à acheter nos billets pour la visite du Jardin de l’Humble Administrateur. Le soleil et le ciel pur de ce matin font oublier la pluie et les nuages d’hier. Les groupes de touristes n’ont pas encore envahi les sentiers de ce jardin, le plus grand de Suzhou, classé par l’UNESCO et considéré comme le plus joli de la ville. Nous en profitons pleinement durant la première heure. Caractéristique du style Ming, le parc propose un mélange d’eau et de terre où les collines et petites îles arborées et plantées de pierres offrent autant de points de vue différents. Spectaculaire, la partie des bonsaïs réunit plus de 600 arbres miniatures. Le plus vieux aurait 300 ans. Les premiers pavillons qu’on a la chance de visiter dans une tranquillité relative donnent un bel aperçu de l’ameublement des dynasties Ming ou bien Qing. Dans les allées, l’atmosphère invite encore à la quiétude. Certains végétaux présentent un feuillage rouge éclatant qui tranche avec la verdure environnante. Le Nikon crépite. Mais, dès 8 h 30, l’invasion commence. D’abord, arrive une petite troupe disciplinée d’une vingtaine de touristes chinois, tous revêtus du même ticheurte jaune, dirigés par un guide tenant à bout de bras un drapeau pour que personne ne s’égare et hurlant dans son micro le pourquoi de la présence de tel ou tel caillou aux formes étranges ou bien encore l’histoire de tel ou tel pavillon. Puis, vers 9 heures, les groupes commencent à se bousculer, à se télescoper, à se mélanger. Les fanions s’agitent dans tous les sens au-dessus des têtes, plus occupées à ne pas perdre le leur de vue qu’à contempler, par exemple, les superbes tapisseries en fils de soie accrochées aux murs ou qu’à écouter les haut-parleurs nasillards qui s’évertuent à débiter les commentaires presque inaudibles dans la cacophonie qu’ils engendrent. Bref, nous évoluons à des années-lumière du calme qu’on serait en droit d’attendre dans un endroit pareil. Le jardin mérite malgré tout le détour, même si nous trouvons les 13 euros du billet d’entrée exorbitants. Pour bien les rentabiliser, nous restons, malgré la foule, 5 heures entières à en parcourir tous les sentiers et à nous promener de pagodes en kiosques. Nous ne nous sommes pas ennuyés un seul instant, mais, à presque 13 heures, il est maintenant grand temps d’aller manger la soupe aux raviolis du petit déjeuner. Nos estomacs réclament !
Le ventre plein, nous décidons de nous rendre au Musée de Suzhou, celui-là même que le grand Ieoh Ming Pei, l’architecte pratiquement centenaire de la Pyramide du Louvre et dont la famille est originaire de la ville, a conçu comme sa dernière œuvre d’importance. La pureté des lignes et l’élégance de l’édifice mettent les photographes en ébullition, du moins le suis-je, en ne sachant où poser les yeux. Ici, tout est harmonie. Le plan d’eau extérieur avec son jardin de pierres, son kiosque et sa bambouseraie invite inévitablement à la rêverie. On en oublierait presque les pièces exposées dans les vitrines. Nous restons d’ailleurs beaucoup plus longtemps dehors que dans le musée lui-même, d’autant plus que la partie ancienne avec ses grands bâtiments rénovés et ses cours pavées ne nous laisse pas indifférents. Nous reviendrons une prochaine fois pour détailler les trésors présentés à l’intérieur.
Dans une épicerie, pour fêter cette belle journée, nous achetons deux bières Tsingtao bien fraiches à 2,5 yuans, soit 0,35 euro, la bouteille de 600 ml. Nous les prenons tranquillement en apéritif dans la chambre en grignotant quelques chips. Pour le diner, nous retournons dans notre petit restaurant où les jeunes patrons, un couple très sympa, ne parlent pas un mot d’anglais. En examinant ce qui est servi sur l’une des 4 tables de la gargote, nous commandons nos plats. Pour Chantal, ce sera une grande assiette d’une sorte de riz frit et, pour moi, une belle cuisse de canard, légèrement confite, et accompagnée d’un œuf dur, de tofu, de quelques feuilles d’épinard et d’un bol de riz. Nous repartons une demi-heure plus tard, la panse pleine et la bourse allégée de seulement 18 yuans pour nous deux, soit 2,55 euros.