Aux premières lueurs du jour, 5 heures sonnent au réveil en même moment que les premières notes rythmées de la sono du prof d’aérobic résonnent sur le trottoir d’en face. Nous n’en avons cure, nous qui partons ce matin pour Phnom Penh et qui devons boucler nos sacs avant de nous rendre à notre auberge préférée déguster un dernier muesli.
Le minivan arrive avec une quarantaine de minutes en retard; normal ici! Pour continuer dans les transports locaux surchargés, nous devons littéralement nous encastrer dans les deux places du fond que le chauffeur vient de nous dénicher en faisant se tasser tous les autres occupants cambodgiens. Les touristes qui nous regardent nous faufiler entre les fauteuils ont tous l’air effarés. Mais nous n’avons pas le choix, nous devons passer ce mauvais moment pour descendre à la capitale. Nous n’avons pas encore effectué le premier kilomètre que le van s’arrête en face d’un hôtel où un routard espagnol, parlant très bien le français, attend le taxi, billet à la main. Sa stupéfaction en voyant l’intérieur bondé nous fait tout de même sourire un peu. Il refuse de s’installer et téléphone à la compagnie qui lui a vendu le trajet. Après une vingtaine de minutes de palabres, il prend la place que le chef lui attribue en envoyant manu militari une vieille dame s’asseoir sur un bout de fauteuil déjà occupé par deux autres personnes! Une fois reparti, le gag continue: le minibus stoppe de nouveau sur le bord de la route et le conducteur fait monter un monsieur près, très près de lui, avec une fesse sur son siège! Nous allons devoir tenir de la sorte plus de 4 heures et demie. Heureusement, au grand dam du chauffeur qui souhaiterait la maintenir fermée, j’ouvre ma fenêtre. La ventilation ainsi créée nous fait un bien fou, nous qui avons les pieds qui reposent sur de gros sacs de riz entassés sous nos emplacements. Pour compléter le tableau, j’ai un haut-parleur pratiquement collé contre mon oreille. J’y remédie en ajustant précautionneusement mes bouchons de silicone, assez efficaces, puis en poussant le volume de mon casque au maximum. Malgré tout, même filtrés, les airs cambodgiens parviennent encore à me distraire du rock enlevé que j’essaie d’écouter…
Incroyable! L’engin de torture nous dépose à l’heure prévue devant le Marché Central de Phnom Penh. Nous partons d’abord à pied vers l’hôtel choisi sur le guide avant de nous raviser et louer les services d’un tuk-tuk. À 13 heures, la chaleur est en effet telle que marcher plus d’un kilomètre en tirant les sacs au milieu de la circulation devient très vite un véritable calvaire. Allégés de 2 dollars, nous nous engouffrons avec délice dans la chambre climatisée de cet établissement assez éloigné, certes, mais calme, propre et d’un bon rapport qualité-prix. Une fois nettoyés de la crasse et de la sueur du voyage, nous entamons la promenade en nous rendant directement au Marché Central. Nous voulons en effet acheter de nouvelles écharpes cambodgiennes, les nôtres commençant à se sentir un peu fatiguées depuis tant d’années passées autour du cou. Nous en marchandons deux chacun. De là, nous retrouvons tous nos repères, notre ancien hôtel aux chambres minuscules, la «Croisette» locale qui longe le Mékong et le restaurant Friends où nous souhaitons diner. En attendant l’heure de manger, nous prenons une place sur une terrasse juste en face pour y boire nos bières pression à tarif «happy hours». Tout est bon pour faire des économies! La nuit tombant, nous nous apprêtons à partir lorsque Chantal aperçoit près de l’entrée l’affichette Tripadvisor avec la note maximale. Intrigués, nous demandons à voir le menu et, après une consultation rapide, passons commande au serveur infirme et toujours souriant. Une jeune fille, plus légèrement handicapée et tout aussi enjouée qui, en plus, parle un peu le français, nous amène un second demi pour patienter. Nos plats arrivent et se révèlent tellement bons que nous promettons au personnel attentif de revenir demain soir. Malgré une retenue polie, on peut lire une certaine fierté dans leurs yeux. En sortant, nous passons devant le Friends; on l’a complètement oublié celui-là!..
Pour rentrer, nous suivons les indications GPS de notre iPad. Deux kilomètres plus loin et un peu moins d’une demi-heure plus tard, nous retrouvons l’hôtel sans aucune difficulté. C’est tout de même intéressant la technique moderne!
Notre premier travail du matin consiste à rejoindre et nous promener autour du Monument de l’Indépendance, baigné d’une lumière déjà dure malgré l’heure. Nous nous souvenons aisément du chemin vers le Palais Royal à travers les larges artères, désormais propres et entretenues. Une autre chose saute aux yeux, au moins de ceux qui connaissaient la ville il y a quelques années: les miséreux ont quasiment disparu du centre. On dit que le département des Affaires sociales de Phnom Penh a «nettoyé» les trottoirs de la capitale de 477 mendiants et de 440 prostituées basés dans la rue. Le responsable du service santé affirme que ces personnes ont ensuite reçu une formation afin de pouvoir subvenir à leurs besoins. On voudrait être convaincus. Nous nous arrêtons visiter un grand temple, puis débouchons sur la place du Palais, en grande partie envahie par les pigeons. On se croirait presque sur Trafalgar Square à Londres. J’y fais quelques photos avant de chercher un endroit où prendre le petit-déjeuner. Nous trouvons notre bonheur dans un stand près d’un marché très fréquenté. Un vieux monsieur nous sert une soupe aux nouilles, correcte pour le prix d’un dollar, qui nous emplit assez l’estomac pour tenir jusqu’à ce soir.
Presque régalés, nous continuons vers le Vat Phnom identifiable à des lieues, perché sur la seule colline de la ville. Nous grimpons au stupa près duquel nous dénichons un endroit ventilé et à l’ombre pour nous asseoir. Nous y restons un long moment à contempler les courbes repeintes de l’édifice. On ne reconnait plus le parc du tertre qui fait office d’immense rond-point. Les pelouses ont remplacé les tas de détritus et les singes, grandement malades lors de notre précédent passage, semblent avoir totalement disparu eux aussi. La municipalité a vraiment mis les petits plats dans les grands pour arriver à ce que la ville paraisse plus accueillante aux touristes étrangers. Ils sont en train de réussir, même si les moyens utilisés peuvent un peu choquer certains. Sur le chemin du restaurant, nous nous arrêtons d’abord au Vat Ounalom où nous retrouvons le bananier qui fait pousser des régimes de plus de 1 000 fruits: impressionnant! Puis nous allons nous asseoir devant le Tonlé Sap, rivière qui rejoint le Mékong à quelques kilomètres de là. Des pêcheurs s’activent sur leurs longues, mais étroites, embarcations. L’astre déclinant offre des vues spectaculaires sur la rive d’en face. Les vieilles maisons traditionnelles n’existent plus. Celles-ci font désormais place à de nouveaux bâtiments, dont un grand hôtel qui renvoie la couleur orangée de fin de journée. Il y a neuf ans, au moment du coucher de soleil, nous avions passé une très agréable soirée sur la terrasse en bois d’un bistrot surplombant le fleuve en compagnie de Marion, une collaboratrice de notre ami Yvonnick qui possède une ONG qui aide, entre autres, les agriculteurs cambodgiens. Aujourd’hui, une avenue aménagée longe le cours d’eau; les bars sympas et les petites gargotes ont été abattus…
Il ne nous reste plus qu’à rejoindre le restaurant d’hier. Les deux serveurs nous font la fête lorsque nous arrivons. La bière nous paraît encore plus fraiche et les plats encore meilleurs que la veille…
Après quelques recherches dans les rues autour de l’hôtel, nous dégotons un stand qui propose une soupe aux nouilles copieuse. Après nous en être enquillé un grand bol, chacun de nous prend un chemin différent: Chantal va acheter les billets de bus de demain pour Kampot dans une agence que nous avons repérée et je retourne à la chambre écrire quelques lignes de ce journal. Depuis quelque temps, j’éprouve de l’embarras à trouver les mots justes et les mettre dans le bon ordre pour que le texte soit à peu près lisible. Ce travail, je devrais plutôt dire cette corvée, me coûte, mais je m’y astreins: je me suis promis de tenir le plus longtemps possible. Lorsque Chantal revient moins de deux heures plus tard, j’en crois à peine mes yeux. Elle a osé s’aventurer sans moi et a pu retrouver son chemin sans difficulté particulière. Elle est passée outre la frayeur de se perdre. Je n’étais, en fait, pas si fier que ça de la laisser seule dans une grande ville, elle dont le sens de l’orientation atteint dans ses meilleurs jours la note maximale de 2/20; j’exagère à peine! Je la félicite donc sans retenue pour son courage et sa réussite! D’ailleurs, qu’aurai-je fait en cas de désastre? Je n’ose même pas me poser la question.
Ce soir, nous nous retrouvons à la terrasse du restaurant Kabbas pour notre bière et nos plats préférés. En partant, nous saluons une dernière fois le patron et les serveurs, sincèrement tristes de ne plus nous revoir. Nous n’avons effectué qu’une centaine de mètres sur le chemin du retour lorsqu’une fusée éclate au-dessus de nos têtes dans un fracas assourdissant. Le feu d’artifice, parce que c’en est un, se poursuit ainsi pendant une demi-heure, durant laquelle nous ne bougeons pas d’un pouce, accaparés que nous sommes par le spectacle pourtant banal, pour ne pas dire un tantinet désuet, des bombes multicolores qui illuminent le ciel de la capitale. Nous considérons ce clin d’œil comme la fête de notre départ demain matin…