Toujours sous le choc des événements de la nuit, nous ne quittons pas la guesthouse aujourd’hui. Chantal part tout de même faire une photocopie d’un document notarial qu’elle devra faire authentifier à l’ambassade France à Phnom Penh.
Peu courageux, nous nous reposons le restant de la journée sous la paillote de l’hôtel avant d’aller diner en ville et de vite revenir.
Chantal a rendez-vous le lendemain matin avec le chirurgien qui l’a soignée jeudi. Il doit vérifier si l’évolution se passe comme souhaité. En examinant la radio qui vient d’être prise, il rassure Chantal qui a le pouce gonflé et insensible en partie. Cela demeure dans la normalité des choses, lui explique-t-il. Nous devrons revenir dans trois jours pour qu’on lui pose son plâtre définitif. Pour l’instant, il découpe un peu de celui qu’elle porte au niveau du creux du coude et des doigts, endroits qui la gênent un peu.
Pour faire les huit kilomètres qui mènent à l’hôpital, nous avons loué une moto pour la journée, beaucoup plus rentable que le tuk-tuk qui demande deux fois et demie le prix pour simplement effectuer l’aller-retour. Nous profitons donc de notre moyen de locomotion pour aller faire un tour du côté de Kep, petite station balnéaire à une vingtaine de kilomètres de Kampot. Nous nous baladons d’abord sur le quai en bois du marché aux crabes avant de nous reposer quelques instants sur l’unique plage de sable, pas très propre, nichée au creux d’une anse quelconque.
Nous continuons la promenade en moto le long de la mer et nous arrêtons boire un jus de canne à sucre dans la cour ombragée d’une maison traditionnelle perchée sur ses pilotis avant de poursuivre vers la Route du Poivre. La région de Kampot est en effet très réputée pour la qualité de son épice. Nous trouvons les premières exploitations à une dizaine de kilomètres de Kep. Considéré par beaucoup de gastronomes comme le meilleur poivre au monde, la reprise de sa culture a été lente après la période khmère rouge où elle a manqué de totalement disparaitre. Aujourd’hui, les tuteurs d’environ quatre mètres de hauteur sur lesquels les lianes tropicales se développent fleurissent en de nombreux endroits. Même si ce n’est que le début de la saison, je ne peux m’empêcher d’attraper quelques grappes vertes que je m’empresse de goûter. Épicé tout de même, mais surtout extrêmement parfumé, il n’est consommé, comme tel, que dans la région. Nous pouvons par contre trouver en France soit le rouge, le plus rare, aux arômes les plus puissants et collecté à pleine maturité, soit le blanc, aux flaveurs subtiles, lui aussi cueilli à maturité, mais dont la coque a été enlevée après trempage, ou bien encore le noir, délicat et intense, ramassé lorsque le fruit commence à mûrir, puis séché au soleil. Pour garantir le label Poivre de Kampot, la récolte s’effectue grain par grain. On comprend ainsi pourquoi cette épice se retrouve, en terme de qualité, sur la plus haute marche du podium mondial.
Après cette escale dégustation, la bouche toujours emplie de saveurs, nous entamons le trajet du retour. Sur le revêtement correct de la chaussée, Chantal ne souffre pas trop de son bras. Je veille simplement à éviter les trous qui apparaissent malgré tout à certains endroits: nous sommes tout de même en Asie! Arrivés dans la ville, nous poursuivons encore sur une dizaine de kilomètres jusqu’à un bar-resto-guesthouse que tout le monde nous recommande. En effet, situé en bordure de rivière, le beau bungalow en bois du Greenhouseaccueille de nombreux Français de passage, Guide du Routard oblige. Nous trouvons une place sur la terrasse qui surplombe deux pontons posés sur l’eau qui servent de solarium et de tremplin pour piquer une tête. Je ne m’en prive d’ailleurs pas, tandis que Chantal sirote tranquillement son jus de mangue, bien calée dans son fauteuil en osier. Je reste un peu sur la plateforme discuter avec deux jeunes Bordelais qui ont réussi à obtenir un bungalow pour cette nuit. Ils sont tout heureux, car le lieu est particulièrement couru et les chambres peu nombreuses. Il faut avouer qu’il mérite amplement tout le bien qu’on peut lire sur lui et, pour ne rien gâcher, le personnel y est particulièrement adorable. Le soleil est en train de se coucher lorsque nous quittons à regret ce havre de calme.
Pour l’apéro, nous trouvons un bar où nous prendrons vite nos habitudes. Un peu à l’écart du bruit et de l’agitation, nous nous affalons dans un large canapé en osier aux coussins confortables pour savourer nos mousses servies dans des verres réfrigérés. Pour le diner, nous retournons dans le restaurant du premier soir. Nous apercevant, le patron arrive nous dire quelques mots gentils, mais attentif à sa clientèle, dirige en même temps son personnel avec une efficacité certaine. Sur la terrasse, une grande tablée de locaux fête un anniversaire. Les hommes, regroupés avec un stock de bouteilles de bière au pied des chaises, commencent à parler et à rigoler plus fort. Après une journée comme celle que nous venons de passer, je ne pouvais commander qu’un plat au poivre vert. Ce soir, ce sera du bœuf! Les jours suivants, nos pas nous ramèneront sans que nous ayons le besoin de réfléchir vers ces deux endroits fort sympathiques.
Le lendemain matin, nous louons une moto pour pouvoir nous rendre à l’hôpital dans l’après-midi. En attendant, nous allons faire un tour dans les environs. Le petit port accueille quelques bateaux sur lesquels les marins s’affairent à empiler de gros blocs de glace dans les soutes. Lorsqu’elles seront pleines, ils pourront partir en mer pour une pêche qu’ils espèrent tous miraculeuse. La piste en terre que nous empruntons ensuite a souffert de l’orage de la nuit. Les motos qui la sillonnent zigzaguent entre les innombrables nids-de-poule inondés. Je slalome moi aussi, mais je sens Chantal très tendue sur le siège arrière. De mauvaise grâce, je me résous à faire demi-tour pour éviter les risques de tomber et décide de retourner au Greenhouse pour y passer quelques heures en bordure de rivière. Comme l’autre fois, nous flemmardons en sirotant un excellent jus de fruit frais. J’alterne lecture sur l’iPad, bain de soleil et baignade jusque 15 h 30, heure à laquelle nous prenons la direction de l’hôpital. Aujourd’hui, le chirurgien suisse doit poser le plâtre définitif de Chantal. Le rendez-vous s’éternise, car il a été appelé en urgence à la salle d’opération. La nuit est déjà tombée lorsqu’il arrive enfin. Une heure plus tard, peu rassurés dans l’obscurité, nous remontons sur la moto tous les sens en éveil pour ne pas nous faire piéger par un trou, de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu’on approche de la ville.
Nous nous levons plus tôt le matin suivant, Chantal devant se rendre à l’ambassade de France à Phnom Penh faire authentifier sa signature pour des papiers familiaux auprès d’un service officiel. Le minivan s’arrête pile à l’heure prévue devant la guesthouse. En la regardant s’en aller, encombrée avec son bras malade, j’espère profondément pour elle que tout se passera pour le mieux. C’est la première fois que nous nous séparons deux jours depuis que notre départ, il y a plus de quatre ans.
Tandis que je travaille sur mes photos à Kampot, Chantal arrive à Phnom Penh et trouve une chambre dans un hôtel près du Marché Central. Après avoir réservé son retour pour demain après-midi, elle retrouve le restaurant où les serveurs handicapés la reconnaissent immédiatement. Elle y passe le restant de la journée, bien installée sur la terrasse, et commande son repas assez tôt pour pouvoir regagner son logis tranquillement avant la nuit. Ce soir, je ne peux pas venir à son secours pour la déshabiller; elle a donc un mal fou à enlever sa robe toute seule. À un moment, au comble de son désespoir, elle se croit même obligée de devoir descendre solliciter de l’aide auprès du réceptionniste. Mais, dans un ultime effort, elle parvient à arracher le vêtement sans trop de dommage.
Le lendemain matin, elle demande à un tuk-tuk de l’emmener à l’ambassade de France. Elle négocie toute seule l’aller-retour. La femme qui la reçoit là-bas est en fait la personne avec qui elle avait pris rendez-vous. Il ne faut que quelques minutes à la diplomate pour authentifier le gribouillis que Chantal a dessiné de sa main malade au bas d’un document officiel. Il ne reste plus qu’à le poster. Sur le chemin de l’hôtel, le chauffeur de tuk-tuk la dépose devant le bel édifice colonial qui abrite le service public. L’employée lui certifie que le pli parviendra chez le notaire dans une quinzaine de jours. On croise les doigts… Et parce qu’elle a sauté son petit-déjeuner pour arriver juste au moment de l’ouverture des bureaux, Chantal se précipite au petit supermarché et avale goulument le café glacé qu’elle y a acheté tout en discutant avec un monsieur venu voir son fils qui travaille au Cambodge.
Je suis tout heureux de récupérer ma femme après ses 36 heures de vadrouille. Pour fêter nos retrouvailles, nous allons boire une bière dans le bar où nous avons pris nos habitudes de début de soirée et faisons la connaissance de trois Normands en balade autour du monde: Nicolas, son épouse Manu et Jean-Michel, l’oncle de Manu. Pour continuer la conversation, nous partons manger ensemble un bon bœuf au poivre vert. Lorsque nous arrivons à la guesthouse, beaucoup plus tard que les autres fois, nous trouvons le portail clos et nous devons réveiller le jeune gardien qui dort à poings fermés.