En fin d’après-midi, nous embarquons dans un bus un peu pourri en direction de Hué au Vietnam. Nous devons nous allonger dans une sorte de couchette-capsule que je déteste en général dans une position bâtarde mi-assise, mi-couchée. Le dossier devant moi est défectueux et repose carrément sur mes tibias. Je décourage vite son occupant en bougeant sans cesse les jambes. Presque à bout de nerfs celui-ci part à la chasse d’une autre place. J’en profite pour tenter de relever le siège, mais, tout à fait involontairement, le casse encore davantage. Je suis désormais à mon aise, les gambettes bien tendues, et peux piquer un roupillon réparateur. Chantal n’a pas ma chance et doit faire avec un fauteuil récalcitrant à tout changement de position. Elle n’a pas non plus la place nécessaire pour s’étendre complètement. Résignée, elle finit malgré tout par s’assoupir. Une grosse envie me réveille et me force à aller demander au conducteur de s’arrêter. Nous avons en effet commis l’énorme erreur de voyageurs débutants de boire une grande Beerlaoà l’hôtel juste avant de partir ! À contrecœur, le chauffeur s’exécute. Profitant de l’occasion, la majorité des hommes descend et m’accompagne dans le fossé. Ça fait du bien ! Alors que nous venons de nous rendormir, le bus stoppe devant un restaurant. L’heure du diner a sonné ! Comme souvent dans les « restaurants routiers » d’Asie, les plats relativement chers sont généreusement servis. Ce soir, en plus, ils sont bons ! Donc, on en profite…
En cours de route, le car s’arrête de nombreuses fois pour charger d’encombrants paquets dans ses soutes et sur le toit. Avec tout ce ramdam, on dort peu. À quelques hectomètres avant la douane, tout est sorti des coffres. Un camion part avec toute la cargaison, tandis que le chauffeur et des acolytes commencent à démonter un truc sous le bus au niveau des roues arrière. Ils nous demandent de passer la frontière à pied. Il nous reprendra plus tard. En fait, nous l’avons attendu plus de trois heures ! J’avoue avoir eu, le temps d’un instant, la trouille qu’il ne vienne pas ! Et nous qui avions laissé toutes nos affaires dedans ! Tota, un jeune routard japonais, lui non plus n’est pas très rassuré et reste avec nous pour dissiper ses inquiétudes… Les énormes paquets, revenus de je ne sais où, doivent de nouveau trouver leur place dans les soutes. Plusieurs costauds arrivés en moto s’y attèlent tandis que notre patience présente ses premières lézardes. Nous reprenons finalement la route après quatre longues heures d’arrêt. Tota rigole de bon cœur ! Nous aussi…
Nous avons l’incroyable surprise de voir Hué apparaitre derrière nos fenêtres bien avant l’heure à laquelle nous pensions arriver. Dans ce sens-là, pas de problèmes : on prend ! Débarqués en compagnie de Tota en bordure de trottoir je ne sais où, mais en ville tout de même, nous montons dans un taxi qui passait par là pour qu’il nous emmène jusqu’à l’hôtel. Nous retrouvons celui-ci avec une joie partagée, puisque la jeune femme qui nous reçoit semble nous reconnaitre ! Notre dernier séjour date pourtant de bientôt sept ans ! Nous en avons d’ailleurs gardé un souvenir ému : celui des confitures faites maison ! Trop bonnes !… J’espère qu’elles le seront encore cette fois. En tout cas, l’accueil nous réjouit toujours autant, surtout avec l’assiette de papaye et le thé glacé qui nous sont offerts.
Sitôt la douche terminée, nous partons reprendre nos repères en ville. À première vue, rien n’a vraiment changé si ce n’est l’augmentation des restaurants dans le quartier qu’on appelait routard à l’époque. Une tour abritant une galerie commerciale et un grand hôtel a aussi fait son apparition. Mais pour le reste, nous retrouvons ce que nous avions laissé : gentillesse de la population, bateaux polychromes, concert de Klaxons, cuisines de rue. Nous allons manger dans un restaurant indiqué dans le Guide du Routardenfin diffusé en version numérique. Chantal qui devait se coltiner les bouquins dans son sac est aux anges ! Nous dinons d’un poulet à l’orange pour Chantal et d’un claypot chicken pour moi ; le tout arrosé d’une grande Tigerchacun. Nous regagnons ensuite l’hôtel par les rues animées du centre, piétonnier dès l’obscurité tombée, où les bars rivalisent en décibels pour attirer la clientèle. Nous sommes heureux de loger à l’écart de cette agitation.
Après la nuit dans le bus, nous avons bien apprécié celle que nous venons de passer au calme, sans trépidations et sans chargements ou déchargements de marchandises. Une vraie nuit de sommeil, quoi ! Tout simplement.
Nous partons donc en pleine forme en direction du marché, de l’autre côté du fleuve. Pour cela, après avoir longé un instant la Rivière des Parfums, nous empruntons le fameux pont Clemenceau, appelé aujourd’hui Trường Tiền, d’architecture Eiffel. Nous avons de la chance. Un groupe de dames vêtues de la robe traditionnelle vietnamienne en soie, l’áo dài, et du cultissime chapeau conique, le nón lá, prend la pose devant un photographe qui se sert des poutres métalliques comme arrière-plan. Nous profitons de l’aubaine pour les immortaliser. Ravies, elles nous prient de nous joindre à elles, ce à quoi nous nous plions chacun notre tour avec grand plaisir.
Sur le marché, les choses n’ont guère évolué depuis notre dernier passage ici en 2012. Les marchandes, encore assises par terre et toujours en pyjama derrière leur bel éventaire, proposent les légumes en général présentés à même le sol. Quelques-unes d’entre elles ont même la cigarette au coin des lèvres ! Nous trainons ainsi d’étalage en étalage. L’ambiance plutôt bon enfant nous incite à prendre des photos. À ma demande, une vieille dame à qui je viens de rendre son gobelet tombé à terre pose gentiment. Je lui montre le résultat sur mon appareil. Plus loin, une poissonnière attrape ma main libre avec ses paluches mouillées (ça, c’est moins drôle !) et, en me regardant bien dans les yeux, me sort quelques phrases qui font rire aux éclats toutes ses copines vendeuses. Je rigole moi aussi de bon cœur avec elles. Je n’ai évidemment rien compris, même si je me doute un peu de quoi elles causent. À quelques pas devant moi, Chantal assiste à la scène, amusée.
Tandis qu’elle préfère aller visiter la galerie commerciale de la nouvelle tour du centre-ville, je me rends seul dans le quartier de la Citadelle ou du moins dans les rues près de la Cité Impériale. Je me balade un bon moment autour de son enceinte, ce qui représente plusieurs kilomètres, mais sans y pénétrer. Nous le ferons ensemble un autre jour.
Nous nous retrouvons à l’hôtel avant d’aller diner dans un restaurant recommandé par notre bouquin et plus proche que celui d’hier soir. Nous avons assez de kilomètres dans les jambes pour aujourd’hui. Même si on me sert un truc que je n’ai pas commandé, la cuisine nous satisfait grandement. Devant leur erreur, le patron accepte de m’accorder une bonne ristourne. Nous y retournerons donc !
Pour visiter les alentours de la Rivière des Parfums avec, entre autres, les tombeaux impériaux, nous louons une moto tout près de l’hôtel. Après avoir discuté les prix et obtenu en plus deux bouteilles d’un litre d’essence, nous arrivons à Chùa Thiên Mụ, pagode la plus haute du Vietnam et symbole de la ville, au même moment qu’une armada de bateaux-dragons avec à leur bord des groupes de touristes français et chinois. Embringués dans la mêlée, nous prenons le temps de laisser repartir le gros de la troupe avant de profiter du site plus tranquillement. L’affluence de tout à l’heure me fait changer l’ordre du programme de la journée. D’ici, nous filons donc directement pour le plus éloigné des tombeaux, celui de Minh Mạng, à une dizaine de kilomètres. Au moins les bateaux n’auront pas le temps de s’y rendre ! Une nouvelle route, très large, vient d’être achevée. Je préférais de beaucoup l’ancienne qui suivait plus ou moins le cours de la rivière et passait par de charmants villages. Elle existe peut-être encore, mais je ne l’ai pas retrouvée.
Considéré comme une perle d’harmonie avec la nature, il compte 40 monuments disposés symétriquement le long d’un axe de 700 mètres de long. À l’entrée du mausolée, nous trainons un petit moment dans les deux rangées de statues de pierre représentant des mandarins, des éléphants et des chevaux. J’y réalise quelques photos graphiques avant de passer une succession de portes, de pavillons et de temples. Des pièces d’eau creusées par l’homme les encadrent joliment. On ne peut pas accéder au tombeau lui-même. Nous rebroussons donc chemin après avoir traversé le Pont de l’Intelligence menant au portique en bronze qui en marque l’entrée.
Un guide en moto qui fait visiter le coin à sa cliente m’ouvre la route vers le site suivant. Je le suis tranquillement sur les sentiers qu’il emprunte et que je n’aurai pas trouvés seul. Quelques kilomètres plus loin, il nous montre l’entrée du mausolée de Khải Định. Nous garons la moto sous un arbre en bordure de route à l’écart du parking payant et grimpons les marches raides qui mènent au monument. Très différent du précédent, il a été édifié en dernier entre 1920 et 1931. L’omniprésence du béton lui confère un côté kitsch indéniable. Pour financer sa construction, l’empereur mégalo fit augmenter les impôts dans tout le pays de 30 % ! Y avait pas les gilets jaunes à l’époque ! Dans la cour d’honneur, les traditionnelles statues de mandarins, de guerriers, d’un cheval et d’un éléphant montent la garde. Sur la troisième terrasse, le palais présente des façades décorées à l’extrême et l’ostentation des ornementations intérieures surprend. Des morceaux de porcelaine et de cristal tapissent tous les murs. On dit que les artistes ayant œuvré ici auraient cassé grand nombre de pièces de valeur pour satisfaire les exigences du chef suprême. Et que penser du délire de la salle du tombeau avec son festival de mosaïques et la statue en bronze grandeur nature de l’empereur assis sur son trône offerte par la France ? Le mausolée de Khải Định figure sans aucun doute possible en tête des constructions architecturales les plus surprenantes des tombes impériales.
Pour terminer cette journée de visite, nous nous rendons vers celui que nous avons préféré chaque fois que nous avons effectué la balade : le tombeau de Tự Đức. Peut-être que le souvenir de Catherine Deneuve qui a tourné quelques scènes du film dans l’élégant pavillon en bois sur pilotis qui domine l’étang de l’entrée hante-t-il toujours ce lieu, ô combien paisible ? Pour notre plus grand plaisir, la foule a en effet déserté les parages. Nous ne sommes que quelques-uns à arpenter les allées ombragées du parc et à gravir les marches qui mènent au tombeau étonnant de simplicité. On dit que les restes de l’empereur auraient été enterrés ailleurs, quelque part dans la pinède toute proche, par un groupe de sourds-muets interdits de séjour à Hué après avoir effectué leur besogne. Fatigués par notre journée durant laquelle nous avons croisé une majorité de touristes français écoutant sagement les explications de leur guide, nous regagnons la ville sous un ciel de plus en plus menaçant. La région de Hué est en effet la plus arrosée du pays, mais nous avons de la chance : il ne tombera pas une goutte !
Nous passons le dernier jour dans la Citadelle. Mais en attendant la bonne heure pour les photos, nous sirotons un café local, glacé et très fort presque confortablement assis en terrasse sur la banquette d’un bar fréquenté par de jeunes étudiants vietnamiens. À l’imposante Porte du Midi, entrée principale superbement restaurée de la Cité Impériale, je donne au gardien le dernier coupon des deux billets que j’avais achetés hier pour la visite des tombeaux. Heureusement pour nous, un groupe d’une quarantaine de Chinois presque tous habillés pareil quitte les lieux. Tout devient d’un coup plus calme et plus aisé pour les prises de vue. Nous adorons ce peuple, mais il faut tout de même avouer qu’il fait pas mal de boucan lorsqu’il se déplace en masse compacte et sait jouer des coudes pour passer devant tout le monde et prendre des selfies !
Après le pont de la Voie Centrale qui enjambe un bassin truffé d’énormes carpes rouges, l’esplanade des Grands Saluts débouche sur le Palais de l’Harmonie Suprême. Par miracle, celui-ci a échappé aux bombardements américains de 1968. Tous les autres ont été détruits. Nous prenons ensuite la direction de la partie ouest de la Cité, celle que je préfère. Très photogénique dans ses couleurs encore plus délavées que lors de notre dernier passage, elle abrite de nombreux temples et pavillons intéressants. Celui de l’Éclatante Bienveillance Venue d’en Haut, très élégant dans sa teinte rouge, domine la Cité avec ses trois niveaux. Comme à chaque fois, je prends une grande quantité de photos des neuf urnes dynastiques de deux tonnes chacune placées devant. Nous restons encore un long moment à arpenter les jardins, immortaliser les portes, détailler les autels de ses temples.
Nous gagnons ensuite le Palais de la Reine-Mère, puis le Pavillon de Lecture tout juste restauré. Impressionnant sous ses faitières plus chargées qu’un collier de la Reine d’Angleterre, il attire désormais tous les regards. Quelques pas plus loin, après avoir traversé un pont minuscule qui enjambe un petit cours d’eau joliment aménagé, nous tombons tous les deux en arrêt, les yeux écarquillés : un jardin accueille un grand nombre de bonsaïs, tous plus beaux et plus impressionnants les uns que les autres. Personnellement, je suis sidéré par leur taille et leur santé. J’en avais vu un peu partout en Asie, que ce soit à Bali, en Chine, au Japon, en Thaïlande ou bien, déjà, au Vietnam. En Malaisie, nous étions même allés visiter une exposition internationale consacrée à ces arbres vénérables. Mais jusqu’à aujourd’hui, jamais je n’en avais vu d’aussi majestueux, d’aussi imposants. Si certains sont présentés dans leur pot peu profond et surélevé, d’autres sont plantés harmonieusement en pleine terre dans un décor de rocaille. Chaque spécimen est particulièrement bien mis en valeur. Près du cours d’eau, une bruine très fine diffusée par un système bien camouflé arrose toute une variété de fougères. En plus d’être impressionnant, l’endroit est magnifique avec les murs jaunes des bâtiments, les allées couvertes qui parcourent le jardin. Après avoir fait le plein de photos, nous quittons à regret cet endroit vraiment magique. La visite terminée, nous sortons de la Cité Impériale, mais restons diner dans la Citadelle. Nous choisissons un restaurant indiqué dans le Routard et ne le regrettons pas. Les bánh khoaisont excellents et nous repartons avec, en poche, un décapsuleur maison que le patron nous a offert : un morceau de bois planté d’un écrou. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ça marche super bien !
Notre aventure à Hué s’achève. Demain nous allons retrouver Hoi An, petit port que nous avions adoré à chacun de nos passages précédents. Le dernier date de 2012, il y a bientôt sept ans…