Le soleil n’est pas levé lorsque nous reprenons la direction de la gare routière. Nous désirons en effet nous rendre à Kirtipur. Nous en gardons un bon souvenir et je sais que la lumière matinale magnifie encore un peu plus ce village perché sur deux collines au sud-ouest de Katmandou. Le chauffeur nous dépose au pied de l’une d’elles, tout près d’un temple thaï riche en couleurs auquel nous allons rapidement jeter un coup d’œil. Nous grimpons ensuite vers la place centrale et son grand bassin verdâtre en empruntant des ruelles bordées de maisons vétustes aux fenêtres sculptées.
Pourtant proche de Katmandou, les touristes continuent de la bouder, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Quelques marchands de légumes ont installé leur étal autour du réservoir d’eau et proposent leurs produits aux rares chalands présents. La place est cernée par de vieilles bâtisses newar, toujours habitées, qui ont plus ou moins bien résisté au séisme. Certaines ont même subi d’irrémédiables dégâts. Par curiosité, nous pénétrons dans la cour intérieure de l’une d’elles et constatons immédiatement que les murs lézardés en brique ne laissent guère de doute sur leur avenir.
La cité de Kirtipur semble immuable, comme figée au Moyen-Âge
En haut de la place, le Bagh Bhairava, ou Temple du Tigre, reçoit la ferveur aussi bien des bouddhistes que des hindous. Trophées du vainqueur, le roi du Gorkha, nombre d’épées, de poignards et de boucliers ornent le sanctuaire aux trois étages. Nous restons un instant observer deux enfants jouer à califourchon sur le dos des sculptures en bronze postées à l’entrée, puis arpentons les ruelles voisines. J’ai un gros choc en retrouvant une statue que j’avais photographiée il y a douze ans : les maisons ont été détruites sur tout un côté. À voir le déblaiement du terrain, on imagine qu’elles seront bientôt reconstruites. Ça me laisse vraiment une impression bizarre. Plus loin, à l’abri du soleil, un artisan retape des plateaux en osier que lui a apportés une famille restée assise autour de lui et attentive à son travail.
Le beau temple Uma Maheshvara, dédié à Shiva, domine le bourg et ne semble pas avoir trop souffert du tremblement de terre. Il avait été en partie reconstruit après avoir perdu deux toits lors de celui de 1934 et a ainsi supporté les dernières secousses. Je ne résiste pas au plaisir de prendre une nouvelle fois en photo les deux éléphants en pierre censés protéger l’édifice. Un escalier très raide mène au sanctuaire et, de là-haut, le panorama superbe sur la mosaïque des champs terrassés et sur les montagnes s’offre à nos yeux. Pour retourner à Katmandou, à moins de dix kilomètres, nous trouvons place comme nous pouvons dans le couloir d’un bus déjà surchargé, mais qui s’arrête tout de même régulièrement embarquer de nouveaux passagers. Quatre personnes au moins se tiennent sur le marchepied. L’étonnement nous effleure à peine l’esprit ; nous avions connu ce genre de boite de sardines ambulante à Madagascar…
Le jour suivant, nous choisissons Pashupatinath comme destination. Nous prenons une fois encore le bus à Ratna Park pour nous y rendre. Cette fois, nous avons deux sièges presque confortables, même s’ils nous paraissent un peu étroits. De toute manière, nous descendons six kilomètres plus loin.
Crémation à Pashupatinath, l’un des temples les plus sacrés du pays
Le temple, l’un des plus sacrés du pays, est un édifice religieux hindou dédié à Pashupati, l’incarnation de Shiva comme « gardien du troupeau », qui est considérée officieusement comme la divinité nationale du Népal. Au contraire de beaucoup d’autres, il a plutôt bien résisté au séisme et ne présente que très peu de séquelles : seulement quelques lézardes à peine visibles ici et là. Le temple et ses alentours ressemblent à Varanasi en Inde dans sa symbolique et dans son utilisation. En effet, le complexe est situé sur les berges d’un cours d’eau sacré, la rivière Bagmati, et on y pratique quotidiennement des crémations selon le rite hindou. Plus un défunt est riche et honoré, plus on le brûle proche du temple. Nous assistons d’ailleurs à deux de ces cérémonies funéraires. Les porteurs déposent le corps enveloppé dans un drap mortuaire sur les marches du ghât pour qu’il soit lavé, baigné d’une eau parfumée, enduit d’onguents, enroulé dans un linceul blanc et, enfin, recouvert de fleurs. Une procession l’emmène ensuite sur un brancard en bambou vers le lieu de crémation. En tête de cortège, une personne purifie avec de l’eau le chemin emprunté. Contrairement aux secondes funérailles où personne ne geint, des femmes hurlent en se tordant de douleur lors des premières. Nous pensons tout de suite à des pleureuses professionnelles, mais je n’en aurai pas la confirmation. La famille assiste à l’incinération. Celui qui semble être le fils ainé, habillé de blanc et le crâne rasé pour l’occasion, allume le bûcher funéraire après en avoir fait trois fois le tour. Un gros panache de fumée s’élève bientôt et, comme de nombreux autres curieux, nous partons nous aussi à ce moment-là.
Lorsque nous reviendrons une heure et demie plus tard, il ne restera pratiquement plus rien. En attendant, nous allons visiter le complexe. Le temple lui-même étant interdit aux non-hindous, nous grimpons sur la colline en face pour pouvoir le dominer. En chemin, nous tombons sur des sadhus, ces hommes ou ces femmes couverts de cendre vivant en marge du monde. Si certains semblent l’être réellement, nous avons des doutes sur beaucoup d’autres. Ceux-ci squattent en effet les lieux les plus photogéniques et demandent avec une insistance dérangeante de l’argent pour se laisser tirer le portrait. Avec mon téléobjectif, j’arrive à en prendre un par surprise, ce qui a le don de l’irriter lorsqu’il s’en aperçoit ! Ce n’était donc pas un vrai ! CQFD… Des singes sèment la panique en attaquant un jeune homme qui mangeait une banane juste à côté de nous. Grimpé sur son dos, l’animal tente de lui arracher le sac qui contient le reste des fruits. Un gardien arrive très vite à son secours. À la vue de son lance-pierre, le macaque pousse un cri en montrant ses crocs avant de sauter au sol et s’enfuir suivi de tous ses congénères qui espéraient quelques miettes du butin.
Nous quittons Pashupatinath à pied pour nous rendre une nouvelle fois à Bodnath situé à deux kilomètres. Pour cela, nous suivons l’itinéraire de l’application Maps.me qui nous fait emprunter en toute sécurité des rues improbables, loin de l’agitation de l’artère principale. Pas de singes à l’horizon ; nous pouvons donc acheter un petit régime de bananes succulentes que nous dévorons en seulement quelques minutes. Comme l’autre fois, nous effectuons quelques tours autour du stupa avant de nous reposer devant une tasse de thé nepali. Requinqués, nous prenons quelques photos, puis regagnons Katmandou. Au diner, nous retrouvons Ulysse et Fanny, voyageurs de longue durée dont nous avons fait la connaissance hier soir au restaurant. Nous passons un excellent moment en compagnie de ces jeunes routards qui souhaitent atteindre le camp de base de l’Everest par leurs propres moyens. Comme toujours, Luxman nous offre le thé.
Bhaktapur, la ville la plus intéressante de toute la vallée
Ce matin, réveil à 5 h 30 ! Nous avons en effet l’intention de nous rendre à Bhaktapur, la plus belle ville de la vallée, où, pour une bonne lumière, j’aimerais arriver le plus tôt possible. Le bus nous dépose à 7 heures à l’entrée de la cité qui, jusqu’au XVIe siècle, a dominé politiquement et économiquement tout le Népal. Grâce à sa situation privilégiée sur l’axe Inde-Tibet, les taxes imposées aux marchandises ont en effet apporté une grande richesse à ce berceau de la culture newar. En suivant les indications de Maps.me, nous échappons sans le vouloir vraiment aux guichets placés aux endroits stratégiques de la vieille ville. Quand il ne vient pas en tour organisé, le visiteur lambda, lui, arrive le plus souvent en taxi qui le dépose d’office devant l’un d’eux. Voilà donc pourquoi, en suivant l’itinéraire de l’application qui joue avec les méandres des ruelles, nous atteignons le centre sans voir un seul de ces kiosques. Au prix du billet (12 euros par personne), nous ne nous plaignons pas !
Un grand défilé a lieu dans l’artère principale. Nous le suivons jusqu’à la place Taumadhi, celle que nous préférons, dominée par le temple de Nyatapola, miraculé du tremblement de terre. Édifié en 1708, cet ouvrage majestueux aux cinq toits trône au milieu de l’esplanade du haut de ses trente mètres. Malheureusement pour moi, alors que le soleil matinal l’habille d’une délicate teinte dorée, ses marches sont envahies par des banderoles et des dizaines et des dizaines de personnes qui viennent s’y prendre en photo après avoir défilé. En conséquence, nous partons à la recherche de coins plus tranquilles.
Après une succession de ruelles typiques, nous tombons sur la place des potiers que j’ai du mal à reconnaitre. J’y avais réalisé d’intéressants clichés en 2007, mais le séisme a malheureusement détruit une grande partie du quartier. Même s’il reste l’un des endroits les plus fascinants de la ville, le charme irrésistible de l’époque s’est volatilisé. Sur la petite place désormais encombrée de briques et de poutres récupérées, des femmes retournent consciencieusement des alignements parfaits de pots en argile en train de sécher. Nous poursuivons la promenade jusqu’à Durbar Square, lieu historique regroupant un grand nombre de monuments classés au Patrimoine Mondial de l’UNESCO. Beaucoup d’entre eux ont subi des dégâts : le temple Durga git à terre, mais des ouvriers s’affairent à sa reconstruction et il ne reste plus que le socle à six paliers et le bel escalier d’animaux du Fasidega. Le Kedarnath a, lui, retrouvé sa splendeur. Nous ne comprenons pas le pourquoi de la chose, mais le Pashupatinath, le plus imposant édifice de la place et le plus ancien de Bhaktapur, a résisté. Les 24 figures de postures érotiques très réalistes sculptées dans le bois des étais l’ont peut-être protégé ! Comme quoi, le sexe, ça conserve !…
Pour nous remettre de nos émotions, nous allons prendre un petit-déjeuner dans un bar tenu par un jeune Népalais. Certainement moins attrayant que ceux de la place Taumadhi plutôt destinés aux visiteurs étrangers, son petit commerce accueille une clientèle beaucoup plus locale. Nous nous régalons d’ailleurs, non pas de croissants et d’un chocolat chaud comme dans les autres, mais de samoussas épicés au curry ou au poulet et d’un thé nepali. Trop bon ! Baragouinant quelques mots, le jeune patron vient même tester son anglais avec nous. Super sympa ! Si nous revenons par ici, nous n’oublierons pas de nous arrêter à l’Everest Bakery’s Coffee Shop !
Nous reprenons ensuite la visite de cette ville la plus belle, la plus intéressante de toute la vallée de Katmandou. Sur la place Taumadhi, lieu de passage presque obligé des habitants, le temple pagode Nyatapola a retrouvé son aspect originel : les banderoles ont toutes disparu et seulement quelques visiteurs se sont substitués aux groupes qui avaient envahi ses cinq socles ce matin. Par contre, à 9 heures, le soleil l’inonde déjà de manière trop crue pour obtenir des photos léchées. Tant pis pour moi, mais je garde les yeux grand ouverts et profite au maximum de la beauté de cet édifice. Son monumental escalier est flanqué de gardiens en pierre. À son pied, se tiennent les légendaires lutteurs rajpoutes agenouillés et portant de grosses massues. Les marches suivantes sont protégées par des éléphants aux selles fleuries, puis par des lions parés de cloches, par des griffons dotés de cornes de béliers et de becs et, enfin, par deux déesses. Chaque gardien est censé être dix fois plus fort que celui qui le précède et sert très souvent de décor de fond aux adeptes du selfie. Le temple honore Siddhi Lakshmi. Son effigie est si redoutable que seuls les prêtres sont autorisés à entrer dans le sanctuaire en haut de l’escalier. À la puissance de la déesse s’oppose le pouvoir terrifiant de Bhairav, à qui est dédié le temple rectangulaire, à trois étages, situé juste en face. Ayant souffert du séisme, le monument se retrouve aujourd’hui sous une forêt de bambous dressés qui sert d’échafaudage pour les travaux de rénovation. Très vénéré, il est gardé par deux lions de cuivre portant le drapeau népalais.
Nous quittons la place par une rue flanquée de superbes maisons newar, d’échoppes pittoresques et de boutiques de souvenirs. L’absence de circulation automobile dans le centre historique en accentue son caractère médiéval. D’ailleurs, si l’on excepte les quartiers périphériques de cette cité de 165 000 habitants, on se croirait dans un grand village. Après maints détours au gré de nos envies, nous débouchons sur la magnifique place Dattatraya bordée de belles demeures et de nombreux temples. Le plus imposant, avec ses trois trois superposés et son balcon, a tangué comme un bateau dans la tempête lors du séisme, mais a miraculeusement résisté. Nous nous reposons un moment, assis en compagnie de vieux Népalais sous le porche d’un bâtiment ancien, et contemplons d’un œil intéressé toutes les merveilles de cette vaste place. Comme, par exemple, les paons sculptés des fenêtres qui ornent la maison à laquelle ils ont donné leur nom : la Peacock House. À cet instant, nous éprouvons tous les deux le curieux sentiment d’observer l’histoire en train de s’écrire au présent. Le temps s’est arrêté à Bhaktapur…
Mais, dur retour à la réalité : coincé dans les embouteillages de fin d’après-midi, le bus met plus d’une heure pour rejoindre Katmandou.
Nous retrouvons pour le diner Ulysse et Fanny qui partent demain pour leur trek vers le camp de base de l’Everest et passons avec eux une nouvelle très bonne soirée…