Nous quittons la jolie guesthouse en début de matinée pour prendre la direction de Tineghir (le « gh » se prononce « r » : il faut donc lire « Tinérir »). Le paysage est, par endroits, si désertique et caillouteux qu’on se croirait sur la Lune; du moins, c’est l’impression que nous avons, n’y étant jamais allés ! Une fois arrivés dans la partie ancienne de Tineghir, nous ne pouvons pas nous balader comme nous le voudrions, les rues en terre ayant été transformées en véritable bourbier par les pluies tombées ces dernières 24 heures. Nous repoussons la visite à demain, lorsque nous repasserons par là pour aller à Merzouga.
Pour l’instant, nous reprenons la voiture et nous dirigeons vers les gorges du Todgha (ou Todra). Nous devons, pour cela, passer le gué d’un oued, lui aussi gonflé par les pluies. Un policier, attentif à l’évolution du cours, laisse les voitures passer une par une. Il n’y a là, de chaque côté de la rivière, que quelques 4×4 et deux camions. C’est maintenant notre tour, il nous fait signe de passer. À cet instant, je lis une certaine crainte sur le visage de Chantal. En observant un véhicule tout-terrain traverser juste avant nous, nous avons remarqué qu’il doit y avoir un gros trou, juste avant la fin. Je m’engage, mais ne vois absolument pas la chaussée. Je vise simplement la route qui remonte plus loin. Sur une centaine de mètres, la petite Hyundai ne bronche pas, avec de l’eau à mi-roue. Le courant boueux est assez fort et j’attends avec une certaine appréhension le passage du trou. Soudain, le nez de la voiture plonge vers l’avant et l’eau arrive un instant à hauteur de capot. Heureusement, le peu de vitesse que j’ai est suffisant pour passer le trou et la voiture retrouve sans problème le goudron de la chaussée; plus que quelques mètres et nous voici, sains et saufs, de l’autre côté du cours d’eau. Ouf ! J’ai tout de même eu un petit frisson. À côté de moi, le visage de Chantal se décrispe et ses doigts, blancs d’avoir trop serré son siège, se détendent. Cette fois encore, tout s’est bien passé…
Nous voilà désormais dans la vallée des gorges du Todgha, grand classique de tout voyage au Maroc. La route s’élève et traverse quelques villages. Elle domine l’une des plus riches palmeraies marocaines qui s’étire jusqu’aux contreforts de l’Atlas. D’un belvédère, où des rabatteurs-vendeurs de souvenirs berbères, en tenue et avec une gouaille inimitable, attendent les touristes, on en a une vue plongeante magnifique. Nous restons là, un long moment, à contempler les palmiers-dattiers prolifiques, pliant presque sous le poids de leurs régimes de fruits mûrs, et s’étalant à perte de vue sous les murs en ruines de vieux villages en terre. Avec le rayon de soleil qui perce un instant la couche nuageuse, l’endroit est enchanteur. Ici aussi, des frissons nous parcourent l’échine, mais de bonheur cette fois, et non de frousse comme tout à l’heure ! Quelques kilomètres plus loin, nous trouvons une guesthouse, en contrebas de la route, au pied de la palmeraie. Heureusement, Rachid nous aide à descendre nos sacs. La pluie refaisant son apparition, Chantal va lire dans un salon aux innombrables coussins où elle engloutit thé à la menthe sur thé à la menthe qu’on vient lui offrir, tandis que je reste dans la chambre le restant de l’après-midi à trier les photos et à écrire quelques lignes du journal de bord. Le diner servi est excellent : soupe berbère de légumes parfumée à souhait, tajine de viande aux légumes, pruneaux et raisins, dattes locales et fruits du pays.
Le petit déjeuner du lendemain n’est pas en reste. Copieux avec ses jus d’orange exquis, ses msemens, son pain maison cuit dans le four du boulanger voisin, son miel au goût subtil, ses « vraies » confitures, ses Vache qui rit, nous apprécions particulièrement les yaourts. Durant toute la durée de notre séjour marocain, nous nous serons régalé de leur onctuosité. Ils sont souvent faits maison, et parfois agrémentés de quelques amandes fraichement grillées : tout simplement sublime !
Il a plu une bonne partie de la nuit et la palmeraie est, pour ce matin, impraticable à pied. Le ciel est en train de dégager lorsque nous montons dans la voiture et prenons la route qui longe le Todgha et mène aux gorges proprement dites. Un monsieur nous stoppe à quelques centaines de mètres du but prétextant, encore une fois, une route coupée à cause des intempéries. Nous laissons donc là notre véhicule et continuons à pied vers le célèbre défilé. Le monsieur avait raison: au plus proche de l’oued, la route est inondée. Heureusement chaussés de nos tongs, nous passons sans difficultés particulières; nous avons seulement les pieds mouillés. Pour quitter leur hôtel adossé à la falaise de l’autre côté de la rivière, des touristes, coincés là, attendent de pouvoir emprunter la passerelle en bois que des ouvriers construisent à la hâte en remplacement du petit pont en béton que la force des eaux a emporté. À l’endroit le plus resserré de la gorge, les vendeurs de souvenirs qui arrivent constatent les dégâts faits par la crue soudaine de cette nuit à leurs étals. Une couche de boue d’une bonne dizaine, voire une vingtaine, de centimètres recouvre les bijoux en argent et tout ce qui est en tissu parait fichu. Ils sont, pour la plupart d’entre eux, déjà en train de nettoyer la bimbeloterie dans de grands seaux d’eau. Il faut que tout soit présentable dans les heures qui suivent, lorsque les cars de touristes débarqueront leurs contingents. Nous les encourageons. Ce qu’ils ne savent pas encore, et que nous-mêmes apprendront plus tard, c’est que la route est coupée, juste après Tineghir, là-même où nous avons traversé le gué hier et qu’aucun véhicule ne passera de la journée. Nous sommes donc pratiquement les seuls touristes à évoluer au milieu de ce paysage spectaculaire. Ici, deux gigantesques murailles de granit rose, espacées d’à peine une vingtaine de mètres, se font face sur plus de 200 mètres de hauteur, laissant juste à l’oued Todgha, qui forme un coude, de quoi loger son lit normal et aux touristes un petit chemin pour passer. Les voitures peuvent passer aussi… mais demain, lorsque l’étroite route aura été dégagée de la boue amassée sur une cinquantaine de mètres. Pour l’instant, nous poursuivons la promenade loin le long du cours d’eau. L’ombre des nuages qui jouent avec le soleil revenu, dessinent sur les montagnes environnantes de jolies arabesques. Dommage que nous ne puissions poursuivre plus en avant la balade, mais nous souhaitons aller faire un tour dans la palmeraie et il va falloir désormais se dépêcher pour partir en début d’après-midi vers notre étape prochaine. Par acquit de conscience, nous retournons jusque Tineghir. Bien nous en a pris, car la route restera coupée au moins jusque ce soir, le temps de la décrue, puis de la réfection. De gros bulldozers sont déjà sur place, prêts à commencer les travaux.
Après avoir averti nos hôtes que nous restions avec eux une seconde nuit, nous partons pour une promenade à pied dans la palmeraie. C’est fou, ici, l’allure à laquelle sèchent les choses. À de très rares exceptions, le sentier est partout praticable. Nous ne verrons pas une seule mare ! Chantal l’a d’ailleurs remarqué, elle qui a lavé, il y a à peine deux heures, quelques affaires qui sont déjà totalement sèches. Nous nous aventurons donc au milieu des parcelles qui abritent quelques jardins de légumes, mais surtout où poussent des milliers de palmiers-dattiers. C’est le début de la saison des dattes et nous en ramassons quelques-unes tombées à terre. Certaines, les plus rondes, sont délicieuses, fondantes et gorgées de sucre. Dommage que la plupart aient été salies par l’eau boueuse d’hier. Pour garantir mon estomac et mes intestins, je préfère donc sagement arrêter de me gaver. Dur, dur ! Une passerelle en béton qui enjambe l’oued nous permet de passer sur l’autre rive. Nous y découvrons un village où de vieilles casbahs en terre sont en train de tomber en ruines. Je demande à de vieux messieurs en djellaba qui discutent, assis sur un muret à l’ombre des palmiers et des grenadiers, combien de temps des familles peuvent habiter une maison en pisé. Après concertation, la cinquantaine d’années qu’ils m’annoncent me surprend un peu. Je m’attendais naïvement à plus. En y réfléchissant un peu, avec des pluies comme celles de ces derniers jours, l’érosion doit vite s’accélérer. Et les murs qui s’écroulent ne sont que très rarement reconstruits. Les habitants quittent alors le logis traditionnel pour aller se réfugier dans ces nouvelles constructions en agglo et béton qui poussent comme des champignons partout dans les villes et villages.
La lumière de cette fin de journée est superbe et teinte les murs des casbahs, en ruines ou pas, de subtiles couleurs. Pour rentrer à la guesthouse, nous ne nous perdons même pas dans le dédale de sentiers. Il faut dire que Chantal, tel le Petit Poucet, a consciencieusement balisé le chemin pour pouvoir facilement s’y retrouver. Sa phobie de se perdre nous sert bien ce soir. Merci Chantal !
Le diner se révèle encore une fois copieux et succulent. Une belle salade marocaine que viennent agrémenter des olives du jardin remplace la soupe d’hier, tandis que le plat de frites servi avec les brochettes de viande fait glousser Chantal de plaisir…