Ce matin, le ciel bleu et le soleil revenus, nous prenons le copieux petit-déjeuner sur la terrasse de la guesthouse. Chantal et moi étions à lancer des fleurs à cet établissement tenu par une vieille Irlandaise et son ami marocain pour la qualité de l’accueil et de la cuisine lorsque, à ma demande, le réceptionniste-cuisinier me tend la facture. Quelle n’est pas ma surprise lorsque je vois le montant de la note ! Au lieu des 320 dirhams par nuit annoncés lors de notre arrivée, on nous en demande 500 ! Je demande à voir le patron; il confirme le prix. C’est vrai qu’il a été ébahi par mon matériel photo et informatique, il m’en parlait tout le temps. Malheureusement pour lui, je ne m’appelle pas Rockefeller. Et puis, en tant qu’ancien commerçant et fils de commerçant, je ne supporte pas les changements de prix après avoir conclu un marché. Après une discussion, ferme et tendue, je paie tout de même 400 dirhams la nuit en demi-pension, ce qui grève notre budget de 160 dirhams pour les deux nuits passées chez eux, soit trois ou quatre de nos repas dans un petit resto. D’un coup, les éloges n’ont plus cours… Ce sera l’unique problème de ce genre durant nos cinq semaines passées au Maroc…
La décrue de l’oued, aussi soudaine que l’a été sa crue, a permis aux ouvriers de refaire grossièrement la route. Des pelleteuses ont amené terre et cailloux pour, ensuite, tasser l’agglomérat. Nous pouvons donc maintenant passer en toute sécurité. En route vers Tineghir, nous croisons d’ailleurs de nombreux cars de tourisme qui ont repris du service. En fait, dans notre déboire, nous avons tout de même eu une sacrée chance: celle d’être pratiquement les seuls visiteurs dans cet endroit magnifique !
Les montagnes roses et rouges et la végétation luxuriante de la palmeraie déploient tous leurs charmes devant nos yeux qui ne savent, du coup, plus où se poser, tant il y a de choses à voir. Au loin, les vieilles casbahs en pisé de Tineghir semblent surgir du vert dense des cultures et des palmiers. Nous nous arrêtons un long moment sur le bord de la route savourer le panorama.
Pour un dirham, je trouve une place sur un parking de Tineghir, juste à l’entrée de la vieille ville. Cette fois, les rues sont sèches et nous pouvons déambuler tout notre saoul dans le souk. Comme partout ailleurs, les « bonjours, ça va bien ? », toujours prononcés avec le sourire, fusent en notre direction. Nous nous arrêtons un instant dans le quartier de la communauté juive où œuvrent les ferronniers. Je peux même prendre en photo certains d’entre eux en train de travailler. Je n’en ai plus l’habitude; au Maroc, il est pratiquement impossible de tirer le portrait d’une personne musulmane, encore moins sans une pièce ou un billet. Moi qui ne négocie jamais une photo en profite donc pour faire quelques clichés d’un jeune homme sympa avec qui je reste parler un instant (dommage, je n’étais pas très inspiré et les photos ne seront pas terribles) pendant que, dans la boutique d’à côté, Chantal photographie le coiffeur dans son modeste salon… Il est grand temps maintenant de reprendre la voiture si nous voulons arriver à la bonne heure à Merzouga, à la limite du désert.
Dans un désert de rocaille noire, la Hyundai file bon train sur le bitume et traverse quelques villages isolés. Situation cocasse et à laquelle nous ne nous attendions absolument pas: au milieu de ce reg où la végétation se fait rarissime, je dois éviter une tortue qui traverse tranquillement la route !
Plus loin, dans un village, je m’arrête pour prendre un ou deux clichés d’une petite place qui me semble jolie. Chantal préfère m’attendre dans la voiture climatisée. Une fois les photos faites, je ne peux pas m’empêcher d’aller plus en avant et de passer la porte qui marque l’entrée de la médina. Sous le porche d’une ruelle, deux jeunes filles me font signe et une conversation rigolote s’engage. L’une d’entre elles, Amina, s’éloigne alors, puis revient quelques instants plus tard pour m’inviter, avec ma femme précise-t-elle, à prendre le thé chez elle. Je retourne donc à la voiture chercher Chantal qui, lorsque j’arrive, est en train de se débattre avec un mendiant qui aimerait bien lui soutirer quelques dirhams. Nous nous assurons que l’auto est bien fermée et retrouvons les deux jeunes filles, toute contentes, qui nous attendent à l’entrée de la vieille ville pour nous accompagner jusque chez elles. Après les présentations avec la maman et une amie, nous nous asseyons, sur un épais tapis, autour d’une table basse disposée dans un coin d’une grande pièce presque nue. Dans cette modeste maison, tout est extrêmement propre et bien rangé. Trônant sur une petite table à l’autre bout de la pièce, une télévision cathodique (mais satellite !) fait la fierté de la famille. En attendant que le thé soit prêt, nous discutons avec Amina qui, en plus, nous sert de traductrice, étant la seule des quatre femmes à parler un peu le français. Les deux jeunes filles, la maman et son amie éclatent de rire sans arrêt, ce qui rend l’ambiance plutôt chaleureuse. Aziza, la copine d’Amina, s’applique à nous montrer comment préparer un bon thé. Après avoir fait infuser le thé vert avec une fleur que nous ne connaissons pas, elle ajoute un énorme morceau de sucre, cassé à l’aide d’un marteau dans un pain conique. Pour accentuer l’arôme du breuvage et diluer le sucre, elle le verse de très haut dans un verre avant de le remettre aussitôt dans la théière. Elle renouvelle encore une fois l’opération, puis remplit nos verres décorés, faisant mousser le thé en le versant de franchement très haut. Pour l’accompagner, la maman dépose au centre de la table des cacahuètes et de l’huile d’olive pour y tremper les morceaux d’un énorme pain qu’elle partage entre tout le monde. Chantal choisit ce moment pour offrir à Amina un des bracelets qu’une copine rennaise lui a donnés, justement pour les offrir à des jeunes filles sympas comme elle. Ne s’attendant pas du tout à cela, Amina en perd soudainement la voix, tandis que ses yeux s’embuent de larmes. Quel énorme plaisir de faire plaisir ! Pour ma part, j’offre un de mes bracelets à l’amie de sa maman qui les lorgnait avec envie. Les verres se succèdent, le pain et les cacahuètes sont dévorés sans difficulté. En bonne compagnie, le temps passe toujours très vite. Je m’en rends compte en voyant la maman commencer à préparer un couscous en notre honneur. Nous avons toutes les peines du monde à lui expliquer que nous devons être en fin d’après-midi à Merzouga et que, pour cela, il nous faut les quitter sur-le-champ. Je sais très bien que nos hôtesses sont extrêmement déçues, mais nous n’avons pas le choix; je dois restituer la voiture en temps et en heure et il nous reste encore tant de choses à voir. Amina et sa copine qui ont revêtu leur voile, viennent nous accompagner jusque la voiture et embrassent Chantal chacune leur tour. Pour ma part, le beau sourire qu’elles m’adressent me va droit au cœur. Quel souvenir merveilleux que cette rencontre !
En cours de route, en plein désert, nous nous arrêtons pour satisfaire un besoin bien naturel. Surgi de je ne sais où, un homme sur sa mobylette attend que j’ai terminé (merci tout de même !) pour me vanter les mérites d’un hôtel de Merzouga, alors que nous en sommes encore éloignés d’une cinquantaine de kilomètres. Mais jusqu’où iront les rabatteurs ?
Au loin, les dunes de l’erg de Chebbi se découpent sur le noir des nuages revenus. On se doute même qu’il est en train d’y pleuvoir. Mais, aujourd’hui, la chance est vraiment avec nous. Lorsque nous arrivons à notre guesthouse de Merzouga, l’orage nous a oublié. Au contraire, le ciel est d’un bleu pur et le soleil d’après-midi donne au sable une belle couleur dorée. Nous ne perdons pas de temps; dès la chambre choisie et les bagages déposés, nous partons nous aventurer, à pied, sur une première dune, puis sur une seconde, plus haute, puis sur une troisième encore plus élevée. Et ainsi de suite durant une heure. Même Chantal qui n’est pas rassurée du tout est obligée d’admettre que la balade vaut la peine. Pour nous reposer un peu de cette marche sportive et savourer encore un peu plus ce décor tant de fois vu dans les magazines, nous posons les fesses dans le sable. En contrebas, une caravane de touristes perchés sur des chameaux se fraie un chemin au milieu des dunes. Un berbère au chèche bleu ouvre la voie. Le tableau est idyllique et, plus inspiré que ce matin, je prends un nombre incalculable de photos. Chantal n’est pas plus raisonnable que moi: elle mitraille à tout-va. Le soleil baisse de plus en plus, et il nous faut maintenant nous dépêcher de regagner l’hôtel avant qu’il ne disparaisse totalement. Heureusement, il est relativement facile et agréable de marcher, pieds nus, sur ce sable assez dur en certains endroits. Par contre, le vent qui souffle par petites rafales fait voler mon chapeau à plusieurs reprises. Je dois alors aller le récupérer en contrebas et remonter la pente comme je peux. Le soleil est en train de se coucher lorsque nous pénétrons, épuisés mais ravis par une telle balade, dans notre chambre.
Dans une immense salle, impersonnelle et sonore, nous prenons un diner assez basique avec un couple français et un autre, belge, qui vit à Ouarzazate. Nous passons un agréable moment en leur compagnie avant de regagner la chambre après une journée qui avait pourtant si mal commencé…