Dans le port, deux majestueux paquebots amarrés au quai, le Costa Victoria et le Sea Princess, nous impressionnent par leur taille et leur forme élancée. Évidemment, comme trop souvent ces derniers temps, je n’ai pas pris mon appareil et le regrette infiniment en observant les coques immaculées tranchant avec le bleu d’un ciel sans nuages. Mais j’ai une excuse : depuis notre arrivée, nous n’avons découvert qu’une murale fraichement réalisée et c’était là mon sujet photographique de prédilection sur l’ile. La chasse aux nouvelles peintures faisait partie de nos passe-temps favoris. Aussi l’absence d’œuvres inédites nous laisse-t-elle sur notre faim et cautionne encore un peu plus mon manque de motivation à porter durant une matinée entière plus de deux kilos sur l’épaule. En corrélation avec notre impression d’aujourd’hui, nous constatons avec tristesse que d’anciens graffiti, le plus souvent magnifiques, ont malheureusement été effacés depuis notre dernier passage. À nos yeux, la ville y perd beaucoup de son intérêt. Est-ce l’une des raisons de la rareté des visiteurs en ce moment ? La question mériterait d’être posée à des spécialistes du tourisme. Mais y en a-t-il vraiment ici ?…
Pour oublier un peu ces choses tristounettes, nous décidons de prendre un café dans le bar-restaurant que nous préférions. Mais là encore, une déception nous y attend. Nous qui avions l’habitude de déguster notre boisson confortablement installés dans des fauteuils sur la terrasse avons la mauvaise surprise de constater qu’une porte a été posée à l’entrée du restaurant et nous isole complètement de la vie de l’établissement. Heureusement la qualité des cafés, toujours aussi bonne, nous console un peu de tout ce changement. La climatisation à l’intérieur va désormais pouvoir être poussée à fond. Par conséquent, il ne va plus falloir qu’on oublie les pulls pour aller aux toilettes ou régler l’addition. Je plaisante à peine !…
Il nous reste heureusement le bel Easthern & Oriental Hotel pour aller bouquiner tranquillement. Assis dans de confortables fauteuils de la réception, nous y passons souvent la matinée entière à l’abri de la grosse chaleur. Pour ne pas trop attirer le regard du personnel, nous nous habillons en conséquence : jolie robe pour Chantal et bermuda-ticheurte du dimanche pour moi. C’est dire comme on est beaux ! Et sages ! Une fois assis, nous ne bougeons plus, sinon pour nous rendre dans les toilettes très kitsch, mais nickel. On jurerait qu’elles n’ont pas changé d’un iota depuis les séjours de Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks ou Somerset Maugham, entre autres célébrités passées s’y rincer les mains. Bref, cet hôtel, tempéré par une climatisation pour une fois bien réglée, nous offre toujours des moments très agréables. On aime vraiment s’imprégner de l’ambiance coloniale qui règne dans cet établissement, l’un des trois palaces avec le Strand de Rangoon et le Raffles de Singapour créés par quatre frères arméniens, les Sarkies.
Nous retrouvons Papy Michel à la sortie de la douche dans son hôtel. Pierre, notre copain balinais, nous a appris, il y a quelques jours, sa prochaine venue à George Town. Nous rejoignons donc avec grand plaisir ce monsieur de 84 ans que nous avons connu à Bali voici quelques années maintenant et qui partage son temps entre l’Asie du Sud-Est, l’Indonésie en particulier, et la France. Avec son look de vieux hippy, toujours de bonne humeur, se déplaçant fréquemment en vélo, nous le croisons souvent dans les rues d’Ubud et mangeons quelquefois ensemble. Se rendant à Sumatra, il n’est de passage ici que le temps de l’obtention de son visa indonésien. Mais, chose nouvelle et complètement inattendue, le consulat de George Town n’en délivre plus depuis peu ! Papy Michel devra donc ressortir de Sumatra dans le mois pour rester en règle, puis passer par Kuala Lumpur ou Singapour afin d’aller fêter son anniversaire fin novembre à Bali avec ses copains qui l’attendent là-bas à cette occasion. Ce brusque changement ne nous arrange pas non plus. Nous qui pensions revenir par ici avant de retourner à Bali devons complètement chambouler nos plans. De toute manière, le volcan Agung qui continue de gronder décidera-t-il peut-être tout seul de notre planning à venir ! Nous n’en sommes pas encore là. Pour l’instant, assis en bordure de mer, nous discutons avec Papy Michel de tout et de rien. Ancien boucher et maquignon, il nous raconte plein d’anecdotes sur son métier d’autrefois sachant que mon père était lui-même chevillard. Le temps passe vite en sa compagnie et, le soleil devenant difficile à supporter, nous nous séparons en début d’après-midi avant de nous retrouver à notre hôtel pour la bière apéritive. Nous lui faisons ensuite découvrir le restaurant indien tout près. Il se régale avec le tandoori setque nous lui avons suggéré. Le lendemain, nous l’emmenons dans une autre cantine indienne où il savoure un claypot chicken biryaniqu’il avait l’air de ne pas connaître. Nous le raccompagnons jusqu’à son hôtel et lui souhaitons bon vent pour la continuation de son voyage. Sacré Papy Michel !…
Le matin suivant, nous allons sur le marché manger une dernière fois une soupe wantan mee chez nos amis thaïs. Demain, en effet, ils déménageront pour aller s’installer beaucoup trop loin pour que nous puissions continuer à déguster leur délicieuse cuisine. Cela fait désormais des années que nous venons régulièrement prendre le petit-déjeuner chez eux et cela va nous faire franchement bizarre de ne plus les voir s’activer derrière leur comptoir minuscule. Nous regretterons beaucoup leur sincère gentillesse et, bien évidemment, leurs wantan, ces succulents raviolis qu’ils confectionnent de si belle manière. Nous leur souhaitons de réussir aussi bien qu’ici sur leur nouvel emplacement. Nous voilà émus pour la journée !
Même si nous ne l’apprécions pas vraiment, nous nous rendons tout de même en bus surclimatisé à la plage de Batu Ferringhi. Avec la brise marine venue du large, nous devrions théoriquement avoir un tout petit peu moins chaud qu’en ville. En tout cas, nous nous le souhaitons. Les transats que nous avions pris l’habitude de squatter ont été déplacés juste devant un hôtel de luxe. Nous nous y installons sans hésitation et y restons jusqu’au milieu de l’après-midi. Chacun de nous deux passe son temps à noircir, ou à gommer en ce qui me concerne, les cases de sudokuet de mots fléchés ramenés de France.
De retour à George Town, pendant que Chantal fouille dans une supérette à la recherche de je ne sais quoi, un réceptionniste me fait signe de rentrer dans un hôtel que je ne connaissais pas encore. Et pour cause, il ouvre aujourd’hui ! Il remplace deux anciens bars assez louches que nous avions toujours connus fermés depuis dix ans. Chantal m’ayant rejoint, le jeune homme nous fait visiter les chambres. Voilà enfin une rénovation qui sert à quelque chose. Mais ne crions pas victoire trop vite ! Tout près, l’Odéon que nous avons connu comme salle de cinéma a lui aussi été entièrement remis en état, puis rouvert l’année passée en tant que restaurant, bars et karaoké. Aujourd’hui, seul l’un des pubs résiste tant bien que mal ; mal, surtout ! Tous les autres ont déjà déposé la clé sous la porte ! Drôle de pays, je ne cesse de vous répéter !
Un après-midi, sur une proposition de Chantal qui y est venue lors d’une précédente balade solitaire, nous nous rendons à l’ancien dépôt de bus qui abrite désormais une galerie d’art et un bar branché. Après des jours sans en voir une seule, je découvre enfin de nouvelles peintures que je peux prendre en photo puisque ma chère épouse, prévenante, m’avait fortement conseillé d’amener mon appareil. Je la remercie pour son attention. En trainant dans le quartier proche, nous en dénichons d’autres, parfois cachées, parfois bien en vue. Dire que c’est à ce rythme que nous les trouvions auparavant. Cela nous fait vraiment bizarre d’en observer désormais si peu ! Tandis que je tourne autour d’une sculpture à la recherche du bon angle, Regine, une jeune malaise au sourire dévastateur et au prénom étonnamment français, vient tester son anglais et se photographier en notre compagnie. De bonne grâce, nous nous plions à sa requête et restons discuter quelques minutes avec elle. La gentillesse des Malais n’est plus à démontrer.
Le récent marché couvert a changé l’ambiance des ruelles adjacentes. Les déballeurs ont déserté la voie principale qui offre désormais une vision totalement différente de ce qu’elle proposait auparavant. Nous découvrons ainsi de petits magasins dont nous ignorions presque la présence, cachés qu’ils étaient par les étalages. Presque par hasard, Chantal retrouve sa marchande attitrée de sous-vêtements trônant dans sa nouvelle boutique et, du coup, lui achète deux culottes pour seulement une poignée de ringgits. En regagnant l’hôtel, nous nous arrêtons chez le vieux monsieur aux cheveux blancs qui tient une petite agence de voyages et qui nous salue dès que nous passons devant sa porte. Comptant partir pour la Thaïlande après-demain, nous devons, par sécurité, acheter les billets aujourd’hui. Comme à chaque fois, nous lui en réservons l’exclusivité ; il en est ravi. Les prendre ailleurs nous gênerait sincèrement…
Pour le dernier jour, nous cumulons les plaisirs : lecture le matin au bel Easthern & Oriental Hotel, Tiger, Carlsberg et cacahuètes le soir à l’apéro avant d’aller engloutir chacun un ultime tandoori set dans notre restaurant préféré de George Town. La déception se devine dans les yeux du vieux gérant lorsque nous lui apprenons que nous partons le lendemain. À lui qui doit visiter l’Égypte en début d’année, nous souhaitons un excellent voyage et donnons rendez-vous… la prochaine fois !
Il ne nous reste plus qu’à boucler les bagages pour un lever aux aurores…