Le voyage depuis Don Khong au Laos jusqu’à Ko Lanta dans le sud de la Thaïlande aura été épique et restera, du moins je l’espère, la référence de nos trajets les plus longs par la durée. Nous n’avons aucune envie de battre le record de 47 heures, pratiquement sans sommeil, que nous venons d’établir en cette circonstance.
Après nous avoir fait traverser le pont, le taxi collectif parti à 11 heures de Muang Khong nous dépose une poignée de kilomètres plus loin, en pleine chaleur, sur le bord de la route nationale. Le bus pour Paksé nous récupère une dizaine de minutes plus tard et nous fait descendre devant une station privée qu’on a dû chercher un peu tellement elle était bien cachée ! Le car pour Ubon Ratchathani nous attendait, moteur en marche. Nous passons sans souci la frontière, non sans tout de même avoir donné un petit billet de 2 dollars chacun au douanier pour qu’il accepte de tamponner nos passeports. La corruption a encore de beaux jours à vivre au Laos. Par contre, côté thaï, personne n’a rien exigé. On apprécie. La chance veut que lorsque nous arrivons à Ubon, un bus luxueux complètement vide soit sur le point de partir. Nous demandons au groom planté devant le car de faire patienter le chauffeur le temps que j’aille acheter les billets. Serviable, le jeune homme en tenue m’accompagne jusqu’au guichet. Cinq minutes plus tard, nous sommes les deux seuls passagers lorsque le véhicule de standing démarre. Confortablement installé au premier rang de l’étage supérieur dans les sièges on ne peut plus larges, chacun de nous deux se met à pianoter sur la tablette à notre disposition. Le wifi marchant très bien, je regarde un match de foot en direct. Une hôtesse vêtue d’un tailleur qui n’a rien à envier à ceux des compagnies aériennes nous distribue avec le sourire boissons et en-cas à grignoter. Malgré tout le confort, je ne ferme pas l’œil de la nuit. Chantal, elle, a sommeillé un peu. À 4 heures du matin, moment où nous arrivons à Bangkok, le terminal nord de Mochit regorge de monde. Les cars s’y succèdent il est vrai à un rythme d’enfer. Je mets un temps fou avant de trouver un distributeur qui marche pour retirer l’argent dont nous avons besoin, au moins pour payer le taxi qui va nous emmener au terminal sud et acheter les billets pour Krabi. Là-bas, nous avalons deux trop petits sandwiches au pain de mie dans une supérette 7-Elevenet patientons deux heures avant de prendre la direction de notre destination de la journée. Nous logerons ce soir à l’hôtel et rejoindrons Ko Lanta demain matin.
Tout s’est formidablement enchainé jusqu’à maintenant et même si nous n’avons pas dormi, nous tenons tout de même la forme. Mais, en Asie, tout peut arriver : comme cet ennui de durite qui survient aux deux tiers du parcours. L’épaisse fumée qui se dégage du tuyau d’échappement n’annonce rien de bon. Dans la cabine, l’odeur d’huile nous démange les narines et les yeux commencent à piquer. Le chauffeur stoppe en urgence sur le bas-côté et tout le monde sort calmement. Après une brève, trop brève, inspection, il nous fait remonter et repart comme si de rien n’était. Au bout de deux ou trois kilomètres effectués à la vitesse d’un escargot, il parvient tant bien que mal à se ranger sur le parking d’un petit garage local. Tout le monde redescend dans la joie et la bonne humeur. Après un examen rapide, mais plus sérieux cette fois, je crois comprendre que le mécanicien lui explique qu’il n’a pas les pièces nécessaires à la réparation et qu’il devrait plutôt appeler de l’aide auprès de sa compagnie. Coups de fil interminables, nouvelles vérifications allongés sous la carrosserie, palabres avec le mécano recouvert d’huile : le temps passe et tous reportent leur décision à plus tard. Une voiture de police s’arrête, un fonctionnaire en sort et prend une photo, puis repart aussi vite qu’elle était arrivée ! Le ladyboyqui faisait office d’hôtesse dans le bus drague un petit groupe de jeunes Thaïs en balançant du derrière. Il ajuste ses collants en relevant sa jupe jusqu’au nombril et fait rire tout le monde en secouant sans cesse sa tête en arrière. Après deux heures de cogitation stérile, le chauffeur nous demande de remonter, vraiment à contrecœur en ce qui nous concerne, et repart ; pour quelques hectomètres seulement cette fois, car quelqu’un à l’arrière du bus se met à crier « Au feu ! ». Placés près de la porte d’entrée, nous sommes dans les premiers sortis, malgré la panique du travelo qui hurle en tirant sur sa jupe et en se tordant les chevilles à cause de ses talons aiguilles vraiment peu adaptés à la situation. Sans rien demander à personne, je me jette sur la porte de la soute et parviens à extraire nos deux sacs avant que tout le monde se mette à en faire autant. Si tout crame, au moins aurons-nous nos affaires. La fumée sort désormais de tout le bloc moteur, mais les flammes se sont éteintes d’elles-mêmes. Cette fois, le chauffeur demande à ce que quelqu’un de la compagnie vienne nous récupérer avec un autre car. Lorsqu’il arrive enfin, il fait nuit noire et il nous reste encore un bon tiers du trajet à effectuer.
À minuit, on nous débarque tous devant la gare routière éteinte et fermée de Krabi. Les conducteurs de taxi qui avaient dû être mis au courant de l’affaire nous encerclent dès la sortie du véhicule. Nous arrachons comme nous le pouvons nos sacs de la soute et nous éloignons au plus vite des rapaces. Comme nous ne pourrons pas nous coucher, dans le meilleur des cas, avant 1 h 30, nous avons plutôt intérêt à rester dans le coin attendre patiemment le premier van pour Ko Lanta qui part à 7 h 30. Dans la pénombre, je repère deux bancs à l’écart, mais à l’abri. Nous nous allongeons, chacun sur le sien, drapés dans nos couvertures de voyage qui ne nous quittent jamais. Nous sommes à peine installés que le gardien de la gare vient nous demander de déguerpir. À ce moment précis, je ne suis vraiment pas d’humeur à parlementer et je l’envoie promener poliment, mais fermement. Devant notre détermination, il abdique, mais s’assoit à quelques pas de là pour regarder un film d’action sur son portable, haut-parleur à fond. Heureusement pour nous, nous sommes tellement crevés que nous nous assoupissons presque aussitôt. Lorsque nous nous réveillons, il fait encore nuit noire, mais nous avons dormi trois bonnes heures. À nous voir ainsi, à notre âge, allongés à la belle étoile sur un banc public, nous ne pouvons pas nous empêcher de rigoler en songeant à nos enfants et à nos familles. Que vont-ils penser de nous ? J’espère qu’ils vont en rire !
À 6 heures, le gardien ouvre la barrière et la gare s’anime tranquillement. Dès le jour levé, nous partons nous débarbouiller succinctement, pour la première fois depuis avant-hier matin, dans les sanitaires qu’une jeune fille vient d’ouvrir. Nous lui achetons aussi deux tasses de café, puis encore deux autres une demi-heure plus tard. Elles nous ragaillardissent immédiatement. À 7 h 30, le minivan démarre, s’arrête un peu partout dans Krabi et ses alentours pour faire le plein de clients et prend enfin la direction de Ko Lanta. À 11 heures, nous nous présentons au guichet de notre hôtel. La jeune réceptionniste nous reconnait immédiatement et nous déniche la seule chambre disponible aujourd’hui. Pendant cinq nuits, nous allons devoir dormir dans une pièce plus chère de 200 baths, certes, mais tellement grande et bien équipée que lorsque nous devrons la quitter pour retrouver la nôtre, un peu moins onéreuse et exactement deux fois plus petite, nous en resterons nostalgiques durant une journée ou deux. En pleine saison touristique, nous devons tout de même nous estimer bien heureux d’avoir trouvé un logement sans réservation préalable.
J’écrivais il y a quelque temps qu’il y a des moments qui demeurent à jamais ancrer dans la mémoire. Le trajet que nous venons d’effectuer durant 47 heures entre Don Khong au Laos et Ko Lanta dans le sud de la Thaïlande en fera partie. Incontestablement…