Cela faisait une quarantaine d’années que je rêvais de visiter l’Iran, mais des événements personnels ou politiques m’ont malheureusement empêché d’y venir plus tôt. Aujourd’hui, les villes d’Isfahan, de Chiraz ou bien encore de Yazd qui hantent mon esprit depuis si longtemps vont enfin pouvoir m’ouvrir leurs portes. J’attends, nous attendons de les découvrir avec une impatience difficilement contenue.
L’obtention des visas dont nous nous faisions une montagne nous sidère littéralement par sa facilité. Hormis ceux du Népal, imbattables en rapidité d’impétration à la douane de Katmandu, aucun autre pays ne nous les a fournis aussi aisément. On aurait peut-être pu lire une légère déception dans les yeux de Chantal qui avait pour l’occasion fait faire à Kuala Lumpur des photos d’identité d’elle voilée, mais c’est au contraire le soulagement que l’on peut discerner dans son regard. Quant à moi, durant de longues minutes, je tourne et retourne les passeports dans tous les sens pour tenter de détecter une quelconque bavure du douanier. Mais, je dois m’y résoudre, je n’en trouve aucune et le sésame tant désiré occupe fièrement l’une des pages de nos passeports.
Arrivés en pleine nuit, nous décidons d’attendre le lever du jour avant de nous rendre à Téhéran, l’aéroport international Imam Khomeini étant situé à une cinquantaine de kilomètres du centre-ville. Assis au milieu d’Iraniens venus accueillir l’un des leurs les bras chargés de fleurs et de gâteaux, nous ne restons pas longtemps seuls. Des familles entières se succèdent sans interruption pour nous saluer et nous souhaiter la bienvenue dans leur pays. Au bout des deux heures et demie qu’a duré notre attente, nous avons dû avaler une tonne de friandises impossibles à refuser et serrer la main d’une armée entière de personnes plus souriantes les unes que les autres ! On nous l’avait prédit, mais l’accueil que nous ont réservé tous ces gens dépasse de très loin toutes nos espérances. Notre séjour iranien commence plutôt bien ; nous voilà confortés sur ce point.
Le taxi nous dépose après une petite heure de trajet devant notre hôtel situé tout près du bazaarde la capitale. Malgré l’heure matinale, le fils un peu bougon du patron nous autorise à prendre possession de notre chambre, geste dont nous le remercions sincèrement. Nous allons ainsi pouvoir prendre une douche bienvenue après la nuit blanche que nous venons de passer et qui va nous mettre en forme pour la longue journée qui débute. Une bonne surprise nous attend à la réception : le patron, papy à la mine débonnaire, nous offre le petit-déjeuner auquel nous n’aurions pas dû avoir droit aujourd’hui. Décidément, ce séjour commence sur les chapeaux de roue.
Une bouche du métro se trouve juste en face de l’hôtel. Au guichet, je fais recharger la carte que le fils nous a gentiment donnée tout à l’heure. Mais pour cette fois, nous ne paierons pas : dès qu’il nous aperçoit, le contrôleur nous fait de grands signes et nous ouvre gracieusement le portillon ! Dans le train, des hommes quittent leur siège à l’unisson pour nous permettre de nous asseoir ; impossible une fois encore de refuser. L’un d’entre eux vient même nous offrir une boite de chewing-gums locaux sous le regard amusé des autres passagers.
Pour notre première visite en ce vendredi, jour où tout ou presque tout est fermé comme chez nous le dimanche, nous allons trainer dans le nouveau quartier du pont Tabiaat. Dans le parc, les familles entières commencent à affluer et à préparer le pique-nique. Les hommes étalent d’abord de larges tapis à l’ombre de la végétation et, une fois les barbecues allumés, les femmes entrent en jeu et se mettent à cuisiner dans de grandes marmites. Évidemment, nous faisons l’objet de nombreuses sollicitations que nous ne pouvons pas toutes accepter. Certains nous offrent des fruits qu’ils viennent de cueillir dans les arbres qui les abritent, d’autres, comme Khosrow, Hossein et Hamid, nous proposent de prendre le thé avec eux. Joueurs de volley, ils ont beaucoup de mal à s’exprimer en anglais. Sans se démonter, Hossein téléphone à un ami qui sert de traducteur entre nous. Drôle, mais vite épuisant ! Plus loin, dans une épicerie où nous achetons une bouteille d’eau, le jeune caissier nous offre un bonbon en nous rendant la monnaie, le tout avec un sourire renversant de fraicheur et d’honnêteté, très loin du rictus commercial qu’on rencontre trop souvent en Asie…
Après une halte dans une mosquée où les bancs de la cour extérieure ont la forme de chars militaires (!), nous continuons notre balade par une visite de la tour Azadi ou tour de la Liberté à l’autre bout de la ville. Pour ce faire, le métro nous facilite grandement la tâche. Malgré des compartiments bondés, nous faisons encore une fois le trajet assis, les hommes plus ou moins jeunes se levant spontanément à notre entrée. Le monument conçu par un architecte iranien de 24 ans en 1966, d’une hauteur de 45 mètres et recouvert de 25 000 plaques de marbre blanc d’Ispahan trône fièrement au milieu d’une place proche de l’aéroport national. Élancé, original, moderne, il donne des visions différentes suivant l’angle sous lequel on le regarde. Nous nous amusons tous les deux comme des petits fous à le prendre en photo sous toutes les coutures.
Lessivés après notre dernière nuit et cette journée de visite dans la chaleur, nous décidons de manger tôt. Sur un trottoir, non loin de la gare, une longue queue attire notre attention. On nous apprend qu’on y sert l’un des meilleurs dizide Téhéran. Après quelques hésitations devant la file d’attente, nous y prenons tout de même place. En fait, seulement dix petites minutes plus tard, nous sommes attablés dans la salle bondée et très typique. Chantal opte pour un caviar d’aubergine accompagné de pain plat et de yaourt, tandis que je me laisse séduire par le fameux âbgoosht, sorte de ragout ou pot-au-feu iranien à base de mouton. Le serveur dépose l’assiette de Chantal devant elle et prépare ensuite mon dizi, l’autre nom bien plus facile à mémoriser de cette spécialité culinaire nationale. Après avoir vidé le jus de cuisson brulant du pot en terre dans un bol, le jeune garçon découpe de grandes parts de pain plat en petits morceaux et les jette dans le bouillon. Tandis que je commence à manger cette soupe parfumée, il écrase viande, haricots blancs, pommes de terre, pois chiches, tomates et citron séché dans le pot à l’aide d’un pilon pour en faire une purée. Avant de l’attaquer, je déguste un peu de yaourt fermenté, juste pour me mettre en appétit ! En boisson, quelques verres de doogh, yaourt salé dilué avec de l’eau fraiche légèrement parfumée au citron, aident à faire passer le tout. Nos plats sont si copieux que nous laissons la carafe vide lorsque nous quittons la table. Trop bon !
Après ce repas un tantinet gargantuesque, nous regagnons l’hôtel en métro… et toujours assis !
Nous nous souviendrons longtemps de notre première journée sur le sol iranien…
Pour ce second jour de découverte, nous avons décidé de nous rendre au bazaar. Mais alors quel bazar pour nous y retrouver ! Dans un lacis de rues, de ruelles, de galeries, de cours et d’allées couvertes, nous nous laissons porter par le flux de la foule et sommes à tout instant arrêtés par les vendeurs qui tiennent à nous souhaiter la bienvenue dans leur pays. J’en profite pour accroître mon stock de portraits masculins, les femmes déclinant le plus souvent, pour ne pas dire invariablement, mes sollicitations ; dommage seulement que mes modèles prennent trop souvent une pause qui correspond peu à mes critères. Je déclenche tout de même et leur montre le résultat sur le dos de mon appareil. Fiers comme des paons et en remerciement, ils portent la main à la poitrine et me saluent en signe de respect. Même si les clichés se révèlent le plus souvent d’une banalité affligeante, quelques-uns émergent du lot et m’encouragent à poursuivre l’expérience. De jeunes ados tentent parfois leur chance sous le regard envieux, mais fier, de leurs parents. Et lorsque notre interlocuteur maitrise suffisamment la langue de Shakespeare, le dialogue s’installe pour quelques minutes. Le ballet incessant des chariots que les livreurs de tous les âges tirent à la force des bras vient quelquefois mettre fin à la conversion. Le temps passe ainsi sans que nous nous en apercevions. Après nous être perdus dans un quartier inintéressant et désert en cherchant le marché aux légumes qui, nous l’apprendrons plus tard, se trouve dans un autre secteur assez loin, nous cédons à l’envie d’une gourmandise locale. Chantal opte pour du yaourt glacé légèrement parfumé à l’eau de rose et recouvert de tranches de banane, noix, pistache. Pour ma part, je choisis une sorte de pain fourré à la confiture de haricots rouges. Nous nous régalons tous les deux. L’eau des fontaines réfrigérées disséminées un peu partout nous désaltère agréablement lorsque nous en avons envie. Et avec une température sous abri de 35°, nous en avons souvent besoin !
Nous quittons le bazaar dans le milieu de l’après-midi pour partir visiter le parc des Miniatures à quelques stations de métro de là qui regroupe 13 lieux et édifices classés par l’UNESCO en Iran. Le soleil de cette fin de journée joue avec les monuments et ajoute à la beauté des maquettes scrupuleusement réalisées à l’échelle. Nous découvrons ainsi les sites de Bam avant la destruction de sa citadelle due à un tremblement de terre récent, de Persépolis ou d’Isfahan par exemple. Nous trainons un peu dans ce joli musée en plein air puis retournons dans notre quartier pour diner. Nous dénichons un petit restaurant très local où le jeune homme qui ne parle même pas anglais nous grille des brochettes de poulet au curry, de viande hachée et de tomates sur son barbecue. Quelques instants plus tard, il dépose devant nous une assiette appétissante accompagnée de salade et d’une grande quantité de pain plat. C’est bon et économique. Nous sortons de là ravis et le ventre plein. Nous ne résistons pourtant pas à l’achat d’un gros yaourt aux échalotes que nous partagerons plus tard dans la chambre. Il nous fallait au moins ça après la longue journée de balade ; nos jambes commencent sérieusement à ressentir les nombreux kilomètres que nous leur avons infligés aujourd’hui dans la chaleur.
Après une bonne nuit de sommeil et un petit-déjeuner succinct servi par le fils bougon du patron à qui nous devons redemander un morceau de pain et un peu de café dans nos mini tasses, nous filons vers le fameux Palais du Golestan. Le prix du billet d’entrée nous fait un peu tousser, mais la visite en vaut la peine. Classé au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, le palais reconstruit sous sa forme actuelle en 1865 incarne un style nouveau combinant les arts et l’artisanat persans traditionnels et des éléments de l’architecture moderne européenne du 18esiècle. Il fut choisi auparavant comme siège du gouvernement par la famille dirigeante qajar arrivée au pouvoir en 1779 qui fit de Téhéran la capitale de l’Iran. Les belles mosaïques des façades des différents pavillons et des murs d’enceinte me servent de toile de fond pour faire quelques jolis portraits de Chantal voilée. Chaussés de sacs plastiques pour fouler les tapis sans les salir, nous pénétrons dans le Shams-ol Emareh, bâtiment principal de l’ensemble, qui abrite la Salle des Miroirs, la Salle du Musée et la Salle d’Ivoire. De grandes pièces recouvertes de carrelage miroir présentent du mobilier lui aussi donné en cadeau par les dirigeants étrangers. Dommage seulement que les photos soient interdites, il y aurait beaucoup à faire, même avec l’éclairage difficile ! Les pieds en ébullition, nous ne nous attardons pas trop longtemps devant les nombreuses vitrines de vaisselle offerte lors de visites officielles de souverains français, indiens, chinois ou britanniques et retournons vite dehors où nous jetons avec un réel soulagement nos étuves portatives dans la poubelle prévue à cet effet !
Après cette agréable visite et pour nous abriter de la chaleur, nous nous enfonçons une nouvelle fois dans le labyrinthe du bazaar qui jouxte le palais. J’en profite pour changer de l’argent dans un bureau qui propose un taux bien plus intéressant qu’à l’aéroport. Une nuée de rabatteurs pour marchands de tapis fond littéralement sur nous lorsque nous en ressortons. Peut-être espèrent-ils que nous achèterons l’un des superbes ouvrages persans qui recouvrent les murs des boutiques ? Ne voulant pas les décevoir, mais surtout pour échapper à leurs avances quelque peu insistantes, nous préférons quitter en vitesse le quartier pour pénétrer dans celui des épices et des fruits secs, bien plus tranquille. Dans un autre, je me laisse séduire par des perles en pierre verte pour me confectionner un nouveau bracelet.
De retour à l’hôtel, tandis que je m’attèle au fastidieux tri de mes photos, Chantal part en quête d’une boulangerie. Le patron la voyant revenir quelque temps plus tard les mains vides lui en offre deux gros morceaux. Nous les avalons sans coup férir.
Le lendemain matin, nous allons réserver les billets de bus pour Shiraz. Pour ce faire, nous nous rendons à la gare routière sud. Nous y rencontrons un journaliste iranien qui nous en indique une autre, bien plus au nord : logique ! Nous y allons tout de même. À la sortie du métro, nous tombons sur Puria, jeune étudiant en stomatologie qui parle 7 langues, mais encore aucune latine pour l’instant. Il nous promet de s’y mettre bientôt, dès l’obtention de son diplôme. Affable, il se propose de nous aider et nous fait monter dans un bus citadin qui nous dépose quelques minutes quelques centaines de mètres plus loin à la gare routière Beyhaqi. Après quelques errements, il trouve enfin le bon kiosque et, heureux de nous avoir rendu service, nous laisse pour se rendre à ses cours. Sympa, le gars !
Après avoir acheté nos billets pour demain soir, nous retrouvons sans mal un bus qui nous emmène à la bouche de métro. Chose impensable en France, le chauffeur refuse de nous faire payer le trajet ! En quelques stations, nous voilà une demi-heure plus tard, dans l’enceinte de la mosquée de l’Imam Khomeini nichée en plein bazaar. Un vieil homme me voyant photographier me demande de l’immortaliser lui et sa femme devant l’édifice. Nous entamons ensuite une conversation gentillette durant laquelle il nous apprend, ravi, qu’il a le même âge que nous. Là, j’en prends un sérieux coup sur la patate : je ne voyais pas comme ça, du moins pas avec cette apparence-là ! Cela a dû se lire sur mon visage, car, une fois seuls, Chantal me garantit sans rire que je parais au moins quinze ans de moins que ce charmant papy ; me voilà quelque peu rassuré. Mais pas totalement, tout de même ! Miroir, ô mon beau miroir, dis-moi qui est le plus beau !… Encore sous le coup de l’émotion, un autre monsieur bienveillant s’adresse à moi pour me saluer et me souhaiter la bienvenue dans son pays, puis me convie à pénétrer dans la salle des prières aux superbes mosaïques. Comme hier au Palais du Golestan, je ne peux pas prendre de photos malgré l’insistance de mon hôte auprès du gardien inflexible. Agenouillé sur un épais tapis au milieu des fidèles, je savoure durant de longues minutes l’atmosphère paisible et recueillie qui règne et m’émerveille devant les faïences magnifiques à base de jaune qui ornent murs et coupole. Chantal qui ne pouvait pas entrer dans ce lieu uniquement réservé aux hommes a dû pour sa part se contenter celui d’une banalité déconcertante affecté aux femmes.
Pour clore la journée, nous commandons chacun un kebab que le jeune serveur nous amène énormissime ! Chantal ne parvient même pas à terminer le sien. De retour à l’hôtel, nous faisons la connaissance de Ric et Oma, Australiens certainement d’origine asiatique, au moins pour elle, qui travaillent peut-être dans le cinéma. On n’a pas très bien compris !
Demain, nous quittons Téhéran par le train de nuit pour nous rendre à Shiraz, ville incontournable lors d’une visite en Iran et située 1 000 kilomètres plus au sud.