Levés à 3 heures du matin, nous montons dans la voiture bariolée de Kadek le cœur un peu serré ; nous venons en effet de passer six excellentes semaines chez lui et sa famille. Quand il nous dépose au lever du jour devant la porte des départs de l’aéroport flambant neuf Ngurah Rai, nous lui promettons de retourner dans leur guesthouse lors de notre prochain séjour balinais. Nous avons d’ailleurs laissé en garde un sac avec quelques affaires…
Après un changement d’appareil à Kuala Lumpur, nous atterrissons à Sihanoukville avec une heure de retard sur l’heure prévue. Du coup, au lieu d’y passer une nuit comme nous l’avions imaginé, nous optons pour la solution radicale, mais plus onéreuse, du taxi jusqu’à Kampot. En fait, en parlant avec différentes personnes qui arrivaient déçues de cette ville, d’après leurs dires, lugubre et partout en reconstruction, nous ne regretterons jamais notre choix. Exactement quatre ans après, nous avons même le plaisir de retrouver une chambre dans la guesthouse où Chantal s’était brisé le poignet en glissant sur le carrelage trempé par l’orage qui venait de s’abattre quelques minutes auparavant. Le patron qui n’y était absolument pour rien avait été terriblement gêné à l’époque. De ce fait, lorsqu’il nous aperçoit, il accourt vers nous les bras grand ouverts ; il nous a reconnus au premier coup d’œil. Sympa, l’accueil ! Après avoir défait nos sacs, nous partons à la redécouverte de la ville. Depuis quatre ans, beaucoup de choses ont changé. La destruction des quartiers routards de Sihanoukville a obligé toute une catégorie d’étrangers vivant là-bas à l’année à se rabattre vers d’autres lieux. Kampot, leur principale destination, en fait partie. D’où une affluence record de sexagénaires au catogan grisonnant qui se retrouvent entre eux à la terrasse des innombrables nouveaux cafés-restaurants, une femme asiatique, plus ou moins jeune, attachée à leurs basques. Des bars à filles commencent aussi à ouvrir drainant une faune que nous n’apprécions pas franchement. Bref, si l’endroit nous apparait toujours plaisant, son évolution augure des changements qui ne vont pas forcément dans le sens de nos préférences…
Après avoir vainement recherché l’une de nos cantines favorites du séjour précédent, nous partons flâner en bordure de rivière. Vincent, un jeune Français, nous sentant intéressés par le menu du restaurant où il travaille, nous invite à prendre place à l’une des tables en terrasse. Le demi pression de Cambodia à 0,50 US$ finit de nous convaincre. L’apéro nous contente amplement, les plats commandés un peu moins. En fait, même si nous mangerons ailleurs par la suite, nous viendrons y prendre une bière ou deux tous les soirs.
Après une longue journée de transport et cette première soirée, nous n’avons aucun mal à nous endormir dans nos grands lits respectifs.
Nous passons le lendemain à sillonner la ville. De nombreux magasins et bars ou restaurants ont vu le jour dans le quartier du vieux marché. Le chantier d’un nouvel immeuble vient juste de débuter en bordure de rivière, en face du pont métallique. Fermé à toute circulation il y a quatre ans, celui-ci a été rouvert, mais seulement aux deux-roues. Étroit et sans trottoir, il nous semble presque dangereux pour les piétons. Nous ne nous y aventurons pas aujourd’hui. Sous un soleil de plomb, nous errons ainsi de rue en rue la matinée entière. Mais pour fuir la chaleur, nous allons passer tout le début d’après-midi à la guesthouse avant de retourner boire un verre à la terrasse de notre bistrot d’hier. Bien calés dans les confortables fauteuils, nous dégustons nos deux Cambodia durant une bonne heure, puis prenons la direction de l’excellent restaurant local Lemongrass que nous avions découvert beaucoup plus rustique la dernière fois. Lui aussi s’est agrandi en doublant sa terrasse par un second alignement de tables. Ce soir, nous avons de la chance : l’une d’entre elles se libère juste à notre arrivée. Nous en repartons une heure plus tard totalement conquis. Nos plats respectifs nous ont semblé encore meilleurs qu’auparavant. Hormis deux faux-bonds, nous y reviendrons tous les soirs ! Pourquoi se fatiguer à chercher ailleurs ? On ne trouvera pas mieux, surtout à ce prix…
Le lendemain, nous prenons possession d’une moto dont nous avons discuté les conditions lors de notre tour hier. L’engin, tout neuf, nous plait dès les premiers kilomètres. Quand nous quittons le goudron pour la terre des pistes plus ou moins défoncées, les suspensions remplissent leur fonction à la perfection. Chantal, assise derrière moi, en est la première bénéficiaire. La bécane absorbe les défauts de la route sans broncher. Cela nous change de celles que nous louons en général. Grâce à elle, la balade paraitra encore plus belle. Comme celle de Bali, la campagne cambodgienne nous ravit à chaque fois. Les maisons traditionnelles en bois posées sur leurs pilotis et toujours cernées de palmiers dominent les rizières. Les gamins agitent la main à notre passage et les regards bienveillants des grandes personnes à notre égard nous comblent de plaisir. Dans les champs, aux abords d’une grotte, une flopée de paysans s’active dans leurs jardins respectifs. L’arrosage nécessite de nombreux et pénibles allers-retours des parcelles à la rivière coulant tout près.
Nous restons observer ce travail de fourmi un moment avant de prolonger la promenade jusqu’à La Plantation, terroir du poivre réputé de Kampot.
Nous y arrivons à l’heure la plus chaude de la journée et entamons la visite en compagnie d’un guide français, Merlin. Le jeune homme que l’on sent passionné par cette épice nous convainc d’emblée, nous qui ne sommes guère adeptes de ce genre de tour. Ses explications sont claires et concises. La découverte se termine par une dégustation des différents poivres produits sur l’exploitation de 22 000 plants gérée par un couple de Français, également propriétaire. Le petit groupe de huit personnes que nous formions repart comblé de cette visite de plus de deux heures. Entièrement gratuite, faut-il le souligner. Nous reprenons le chemin du retour en nous arrêtant fréquemment devant les habitations colorées dominant les rizières. Les gens vivant là, souvent pauvrement, nous accueillent partout avec de francs sourires. Qu’on est loin ici de la grimace forcée des commerçants des villes dont le rictus s’efface le dos à peine tourné ! Malgré la beauté de la campagne et de ses pistes cahotantes hésitant entre l’ocre et le rouge, nous retrouvons avec un certain plaisir le goudron à l’entrée de Kampot.
La douche bienvenue terminée, nous nous asseyons en terrasse pour déguster tranquillement nos demis de Cambodia. Après une journée dans la chaleur et la poussière, on s’en délecte. Nous lions conversation avec un Autrichien tout juste cinquantenaire en vadrouille en Asie et qui a horreur du froid. Bizarre pour le snowboarder qu’il prétend être !
Le lendemain matin, nous ne quittons pas le goudron de la bonne route qui nous emmène jusqu’à Kep. Après une halte dans le marché très local d’un village, nous retrouvons celui aux crabes de Kep toujours aussi difficile à photographier. Les étrilles bleues qui ont participé à la légende du coin sont entassées dans des nasses que les vendeuses gardent immergées jusqu’à l’arrivée des chalands. Nous y croisons un Belge francophone rencontré hier à la Plantation et restons discuter un moment à propos de… cuisine, dans les effluves de cuisson des crustacés. Dommage que nous venions de petit-déjeuner !
Nous partons ensuite étendre nos serviettes sur la plage de sable qui borde l’anse de la petite station balnéaire populaire auprès des locaux. Plus propre qu’auparavant, on y trouve malgré tout des déchets plastiques jetés çà et là par les Cambodgiens eux-mêmes. Regrettable ! Après quelques bains de mer et un grand verre de jus de canne, nous poursuivons vers un petit port un peu plus loin où j’avais réalisé de jolies prises de vue d’un ponton en bois avant l’orage. Je retrouve assez facilement le chemin, mais la déconvenue m’y attend : il ne reste plus que quelques piquets émergeant de l’eau. En plus, le bleu uniforme et éclatant du ciel rend ce village lacustre bien moins photogénique. Un peu déçus, nous entamons le retour par les pistes. Je ne résiste pas au charme des habitations locales et m’arrête souvent pour amasser des dizaines de clichés supplémentaires. Pour terminer cette journée de promenade, nous allons faire un tour dans les marais salants disséminés autour de Kampot. Malheureusement, ça ne doit pas être la période de la récolte du sel, car les parcelles sont pratiquement toutes asséchées. Nous profitons malgré tout de la lumière magistrale de fin de journée.
Après les Cambodia quotidiennes, nous partons diner dans un restaurant de notre connaissance, mais déménagé en bordure de rivière, assez loin du centre. Les ribs, copieusement servis, régalent toujours autant les gros appétits, mais, du fait de ses tables pour la plupart inoccupées, l’établissement nous parait singulièrement tristounet, presque lugubre. Nous n’y reviendrons pas…
Ce matin, Chantal préfère rester à la guesthouse. Entre brushing et petite lessive, elle a du boulot. De mon côté, je pars en moto tenter quelques incursions sur des chemins de campagne autour de la ville. Je visite ainsi un temple et m’amuse un peu avec des gamins de l’école attenante toujours prêts à expérimenter la seule phrase en anglais qu’ils connaissent : where do you come from ? Ils se mettent alors à rigoler avant même ma réponse qu’ils ne comprennent, de plus, pas. Marrant, mais frustrant pour moi qui aimerais bien leur parler un peu ! De retour à Kampot, je m’arrête flâner dans le grand marché couvert. Une ambiance enjouée y règne et j’y reçois pas mal de sourires. Je me promets d’y amener Chantal ; elle devrait apprécier… Je la retrouve en fin de matinée presque pomponnée. En début d’après-midi, nous partons boire un jus de fruit dans un bar près de la rivière à une petite dizaine de kilomètres. Nous avons passé là des moments agréables, il y a quatre ans et souhaitons nous y reposer de nos balades quelque peu éprouvantes. Malgré de nombreux changements, je retrouve facilement la route, bien aidé, je dois l’avouer, par le GPS de mon téléphone. La gérante, jeune Française tatouée, nous accueille comme des amis de longue date. Surprenant, mais terriblement sympa. Les cocktails de fruits proposés rendent le choix difficile. Nous restons très classiques en jetant notre dévolu sur un shake citron pour Chantal et un jus de mangue pour moi. Vautrés à l’abri du soleil dans de confortables fauteuils sur la terrasse dominant la rivière, nous passons l’après-midi entier à bouquiner et à flemmarder avant de retourner en ville au moment de l’apéro.
Au cours du diner, nous faisons la connaissance d’un couple de quadragénaires très sympas, Cédric et Cécile de Clermont-Ferrand, en vadrouille au Cambodge. En leur compagnie, la fin du repas nous parait bien courte. Nous nous quittons en nous souhaitant bonne chance pour la suite de nos périples.
Tandis que Chantal préfère un petit tour tranquille en ville, j’enfourche seul la moto pour une nouvelle virée dans la campagne environnante que j’apprécie particulièrement. J’y fais de jolies rencontres, comme celle de quatre gamins adorables qui m’offrent en deux occasions des fleurs qu’ils viennent de cueillir à mon intention sur la rive herbue d’un étang. Plus loin, alors que je suis en train de photographier une énième maison en bois perchée sur ses pilotis, un monsieur stoppe sa moto délabrée près de la mienne et vient échanger avec moi, sans jamais se départir de son magnifique sourire, les quelques phrases en français qu’il connait. Pour clore cette superbe journée, j’arrive juste au bon moment devant les pontons plutôt branlants d’un petit port situé pile en face de Kampot. Flanqués de leurs femmes voilées et de leur marmaille venues les accompagner, les jeunes gens montent à bord de rafiots peu rassurants pour une longue nuit de pêche au large des côtes. Beaucoup d’entre eux me font un signe avant de larguer les amarres. Le défilé ininterrompu des embarcations colorées ne cesse qu’avec le coucher du soleil. Magique !
Je rejoins Chantal à la guesthouse alors que tombe la nuit. Quand nous arrivons dans notre bar favori, la table et les fauteuils que nous avons pris l’habitude de squatter à cette heure sont occupés par trois jeunes gens. Installés à côté d’eux, nous nous rendons compte qu’ils sont Français. La conversation peut s’engager ! Gaël, Benjamin et Pauline, tous les trois originaires de la région de Saint-Étienne, parcourent le monde au gré de leurs envies. Seul, l’état de leurs finances règle leurs retours en France où, grâce à leurs emplois de saisonniers, ils peuvent se renflouer et repartir vers d’autres horizons. Ils correspondent exactement à la clientèle que nous avions lorsque nous tenions notre bar à Rennes. Peut-être est-ce pour cette raison que nous tombons sous leur charme. Têtes bien faites, dans tous les sens du terme, ils voyagent en cherchant à apprendre, à comprendre. Fascinés par l’Amérique du Sud, ils nous donnent presque envie d’aller y faire un tour et ainsi oublier les incidents fâcheux que nous avions subis au Mexique. Les verres s’enchainent (pas trop, tout de même !) et le temps passe sans vraiment nous en apercevoir. Si nous voulons diner dans notre restaurant fétiche, nous devons les quitter. Nous leur souhaitons donc de rester tels qu’ils sont tous les trois et de continuer cette vie qui leur va si bien. Leur rencontre nous a vraiment procuré un énorme plaisir. Grâce à eux, nous avons réellement eu l’impression d’avoir retrouvé l’ambiance si particulière que nous avions au bar Les Caraïbes, deux ou trois décennies en arrière. Rien que pour cette raison, merci à eux !
Après de telles émotions, dur de se concentrer sur le tri des photos ! Je m’y attèle pourtant jusque très tard dans la nuit…
J’emmène Chantal au marché couvert de Kampot que j’ai déniché lors de ma balade d’avant-hier. Comme je m’y attendais, elle adore l’atmosphère qui règne au milieu des présentoirs de légumes et des rayons de vêtements où une poule n’y retrouverait pas ses poussins. Heureusement, nous ne sommes pas venus pour acheter ou si peu. Je cède juste devant un krama qu’une petite mamie me vend trois dollars. Content de mon acquisition et Chantal bien calée derrière moi, je me mêle à la cohue du labyrinthe des étals malodorants des poissonniers et des bouchers avant de m’ébahir devant la quantité impressionnante de bijouteries ! Pour un peu, on se croirait en Inde ! Sortis indemnes de cette fourmilière, nous poursuivons notre exploration des environs de Kampot en nous arrêtant dans un grand temple, beaucoup plus calme malgré l’école d’à côté, posé près de la rivière. Chantal apprécie beaucoup moins la piste défoncée qui longe le cours d’eau et nous ramène vers la ville ! Je profite de notre dernière journée de moto pour retourner du côté des marais salants. Toujours sans succès ! Pas un seul kilo de sel à l’horizon. Par contre, la lumière de fin d’après-midi me régale encore une fois.
Nous retrouvons nos copains stéphanois à la terrasse du bar où Vincent ne nous présente même plus sa carte. Deux demis de Cambodia, direct ! Et, comme si nous étions toujours connus, nous reprenons la causerie là où elle s’était arrêtée hier soir. Avec autant de ferveur et de plaisir ! Les anecdotes s’enchainent sans s’interrompre, les situations cocasses vécues par les uns et par les autres déclenchent immanquablement les rires. Bref, une fois encore, le temps passe trop vite. Ce soir, nos amis partent les premiers. Nous terminons tranquillement nos verres en devisant sur le fait que nous avions décidément beaucoup de chance lors de nos rencontres, locales ou pas. Et, tout ça, grâce au voyage…
Désormais sans moto, nous trainons un peu dans les rues de Kampot. Il y fait bon en début de journée. Dès 10 heures, la température devient difficile à supporter, même pour des personnes habituées comme nous le sommes. Nous trouvons chacun un krama, cette écharpe de coton à damiers traditionnellement portée au Cambodge. Pour mon second, j’en choisis un à carreaux bleu ciel et noirs, Chantal opte pour un semblable, mais rose et noir. Dans son magasin, elle négocie mieux le sien que moi dans le mien. Verdict : deux dollars pour elle et encore une fois trois pour moi ! Elle est morte de rire. Nous tombons un peu plus tard sur une enseigne Les Confitures de Michèle qui ne nous est pas étrangère. Il nous semble qu’il y a la même à Bali. Pour en avoir la confirmation, je rentre dans la boutique et reconnais aussitôt la dame occupée derrière ses poêlons. Elle nous raconte alors son histoire, pourquoi et comment elle est arrivée ici. Bavarde, elle trouve malgré tout le temps, un œil rivé sur la cuisson de sa nouvelle préparation, de nous ouvrir une petite dizaine de pots pour dégustation. Gênés, nous lui commandons chacun une crêpe pour apprécier encore plus. Sublimes ! Nous repartons de là une bonne heure plus tard, rassasiés ! Il est à peine 10 heures… Le vent s’est levé et rafraichit un tant soit peu l’atmosphère. Je rentre malgré tout à la guesthouse rattraper un peu le retard accumulé dans l’écriture de ce carnet…
Sans rien demander, Vincent dépose une Cambodia devant chacun d’entre nous. La conversation reprend comme à l’accoutumée dans la joie et la bonne humeur. Pauline, Benjamin et Gaël partent demain. Nous regrettons déjà l’absence de ces trois jeunes gens au bel esprit, simples et passionnants à écouter. Ils quittent bientôt le Cambodge pour l’Inde. Ils passeront les fêtes du côté de Goa. Voilà le futur proche. Après, ils aviseront ! Nous nous embrassons une dernière fois, avec un peu d’émotion en ce qui nous concerne, et nous souhaitons bonne chance pour la suite… C’était une belle rencontre…
Le séjour à Kampot prend fin aussi pour nous. Cette fois, contrairement à la précédente quand Chantal s’était brisé le poignet, rien de fâcheux n’est venu ternir les dix jours passés ici. Kampot mérite toujours un petit détour, mais encore pour combien de temps ? Les bulldozers et grues commencent à arriver et le désastre de Sihanoukville n’incite guère à l’optimisme…
© Alain Diveu