Tout le monde debout à 4 h 45 ! À 5 h 30, dans la nuit noire et le ventre vide, nous partons pour 11 kilomètres en direction de Srah Srang à Angkor sur nos bicyclettes non éclairées ! Après quelques kilomètres, je dois m’arrêter attendre Chantal qui peine derrière moi. En arrivant à ma hauteur, elle se plaint d’un vélo qui saute. Et pour cause ! Après vérification sous un lampadaire, je m’aperçois que le pneu arrière est complètement dégonflé. Que faire dans ces conditions, en pleine nuit et sans un outil pour tenter de réparer ? Demi-tour bien sûr ! Après une centaine de mètres, nous remarquons quelqu’un dans une maison en bordure de route. Nous lui demandons une pompe. Il se démène pour nous en ramener une de chez son voisin, mais l’embout ne correspond pas à la valve. Dépités, nous repartons en le remerciant bien. Quelques dizaines de mètres plus loin, j’entends le monsieur qui nous rappelle. Il a dégoté un autre gonfleur. Celui-là marche bien, mais le pneu se retrouve à plat en seulement quelques secondes. Nous trouvons la solution en trifouillant un minuscule tuyau de caoutchouc à l’intérieur de la valve. Notre sauveur refuse le petit billet que je désirais lui glisser et même la tasse de café qu’on voulait lui acheter en compensation. Nous le remercions sincèrement de sa gentillesse…
Avec tout ça, nous arrivons après le lever du soleil devant le Srah Srang, vaste bassin de 8oo mètres sur 400, creusé en l’an 953 en tant que piscine pour l’un des rois d’Angkor. L’aurore, depuis la terrasse décorée de lions et de naga, vaut vraiment le coup d’œil. Malgré la présence du soleil, je prends tout de même quelques jolis clichés. Nous quittons cet endroit enchanteur pour grimper sur le Pre Rup, imposante pyramide brique désertée à cette heure matinale. Nous profitons de la belle lumière pour le mitrailler sous toutes ses coutures avant de poursuivre vers le Mebon, puis le Ta Som connu pour les tours à visages de ses entrées. Nous passons un peu plus de temps près de celle de l’Est, prisonnière des racines d’un banian qui l’enserre complètement. Nous avons de la chance, il n’y a pratiquement personne.
Mine de rien, les distances sont énormes à Angkor. Il faut souvent faire entre 3 et 5 kilomètres en ligne droite pour relier les différents monuments, chose particulièrement éprouvante par grande chaleur comme aujourd’hui. Nous arrivons en sueur près du Preah Khan. Il est presque midi et une jeune fille nous convainc de rentrer dans son restaurant. Nous profitons de la relative fraicheur régnant sous la paillote pour reprendre quelques forces et siroter tranquillement nos boissons : un cola pour Chantal et une énorme noix de coco pour moi. Nous nous partageons, en plus, un bel ananas que la gamine a épluché et présenté avec un certain art. J’en profite aussi pour recharger une batterie déjà épuisée de mon Sony. Ragaillardis par cet intermède salvateur, nous ressortons une heure et demie plus tard pour entreprendre la visite d’un des plus beaux ensembles du site. Antique ville disparue, Preah Khan abritait près de 100 000 âmes dont la moitié se consacraient à l’entretien du temple et 4 500 à la cuisine. Chose plus surprenante : la présence de 1 000 danseuses qui animaient les diners ! On dit qu’il fallait 10 tonnes de riz quotidiennes pour satisfaire tout ce petit monde…
Après avoir suivi la longue allée bordée de plots en pierre sculptée, nous passons devant les naga-balustrades évoquant le mythe du barattage de la mer de lait et pénétrons dans le temple lui-même. Des fromagers de taille imposante semblent émerger du monument. Quand elle n’est pas noircie par le temps, la pierre prend une teinte tantôt rosâtre, tantôt verdâtre. Nous nous engageons dans une longue enfilade de pièces percées de portes et de fenêtres ornées de nombreuses sculptures et frises. De robustes étais, habilement placés, empêchent des voutes de s’effondrer. Mais le plus impressionnant reste ces fromagers gigantesques qui dégueulent leurs racines sur les pierres en les recouvrant littéralement. Avec, en plus, une partie de ses murs d’enceinte écroulés dans la forêt, toute la magie d’Angkor se retrouve dans ce temple. Tous les deux, nous l’apprécions particulièrement. Le temps file vite ici, nous avons passé plus de deux heures sans nous en rendre compte dans ce fabuleux décor de film d’aventure.
Celui vers lequel nous pédalons n’a pas grand-chose à lui envier, hormis, peut-être, son calme. Après Angkor Wat, le Bayon est, en effet, le temple le plus visité et ses visages de pierre ont fait, dans le monde entier, la couverture des magazines consacrés au Cambodge. Sans surprise, la foule nous y attend. Des groupes de Chinois se pressent aux endroits stratégiques pour les selfies. Mais en les priant poliment de se ranger pour pouvoir, nous aussi, prendre une photo, ils s’exécutent sans trop de problèmes. Nous demandons même à l’un d’entre eux de nous immortaliser devant une tour à l’occasion de notre 3 000e jour de voyage. Nous avons préparé une affichette pour ce moment et la sortons du sac avant de prendre la pose. Une dame qui s’interroge sur le chiffre n’en croit pas ses oreilles lorsque nous lui en donnons l’explication. Ça ne doit pas être si courant, en fait ! Nous avons nous-mêmes beaucoup de mal à réaliser. Nous avons l’impression d’avoir fêté le 2 000e il y a seulement quelques mois, à Bali. Les années passent à une allure fulgurante…
Encore plus motivés pour continuer, nous remontons sur nos vélos pour rentrer sur Siem Reap. Nous venons à peine de quitter Angkor que le pneu de Chantal refait des siennes. Coup de chance, nous sommes à seulement quelques dizaines de mètres d’un réparateur. Il le regonfle. Contrairement à ce matin, je paie et nous repartons. Pas loin ! Dix mètres, pas plus ! Retour. Je trifouille la valve et lui demande de le gonfler une nouvelle fois. Il ne veut pas m’entendre, démonte le pneu et sort la chambre. La mine victorieuse, il me fait sentir une fuite infime sur le dos de la main. Je confirme le fait, mais lui explique que l’air ne peut s’évacuer en une fraction de seconde et que, donc, le souci se trouve ailleurs. Il ne veut rien entendre et souhaite surtout me vendre un nouveau boyau. Devant mon refus catégorique, il laisse tout en plan et s’en va changer l’huile d’une moto. Me voyant faire le boulot à sa place, il revient, mais j’ai un mal fou à le convaincre de regonfler une dernière fois le pneu. Il s’exécute de mauvais gré et nous fait signe avec ses bras de dégager. Nous n’avions aucune intention de séjourner plus longtemps, monsieur ! Bye ! Outrés, nous sommes outrés ! Chantal file aussi rapidement qu’elle le peut vers Siem Reap, mais son vélo rend l’âme à environ 2 kilomètres du but. On fait le reste du trajet à vitesse très réduite. De retour à la guesthouse, épuisée, elle explique son cas. Le responsable lui donne une autre bicyclette pour demain et, petit geste sympa, la dispense de paiement. Plus tard, au moment de régler le mien, il fait semblant de ne plus se souvenir et me demande sans rire la somme des deux vélos. Ben voyons ! Sans lui adresser la parole, je ne m’acquitte que du mien. Lui non plus ne dit rien et encaisse !
Après une bonne douche et une Angkor apéritive servie sans un mot, sans un regard par une fille odieuse dans un bar de Pub Street, nous retournons avec plaisir chez Madam Moch, le restaurant d’hier. L’accueil amical d’ici nous réconcilie un peu avec les locaux. En plus, la nourriture nous plait largement autant que la veille. Nous voilà à nouveau de bonne humeur. Vite au lit pour être en forme demain ! Une autre grande journée nous attend…
Avec l’ouverture de la majorité des temples à 7 h 30, il n’est plus impératif de partir dans la nuit noire. À moins, comme nous hier, de vouloir assister au lever du soleil sur l’un des lieux autorisés. Mais ne parlons pas de choses qui fâchent ! Ce matin, nous quittons la guesthouse à 6 h 30. J’ai calculé une heure de trajet pour rallier le premier temple. Nous arrivons devant l’entrée du Ta Prohm au moment précis où s’ouvrent les barrières. Nous profitons d’être pratiquement seuls pour tourner autour de la fameuse racine qui enserre une galerie couverte. Malheureusement, le nettoyage effectué depuis notre dernier passage ne nous convainc guère. Un chemin de planches nous mène d’un endroit à un autre. Plus commode pour la marche, il dénature complètement le lieu. Et que dire de l’estrade devant la racine la plus connue de tout Angkor ? Certes, les fans d’Instagram vont adorer, mais je trouve inadmissible ce genre de chose dans des endroits pareils. Ce n’est que mon avis. Il faut savoir vivre avec son temps ! Je suis occupé à prendre des photos lorsque j’entends un gros éclat de rire dans mon dos. Benjamin, Gaël et Pauline rigolent tous les trois de bon cœur dans l’encadrement d’une porte en pierre. Incroyable de nous retrouver une troisième fois ici. Nous sommes en train de deviser sur les hasards de la vie lorsque Cédric et Cécile que nous avons connus dans un restaurant de Kampot débouchent eux aussi. Impensable ! Nous rions de plus belle ! Dans un film, personne ne goberait un instant ce scénario. Et pourtant, c’est vrai ! Après une franche rigolade, tout le monde se quitte en se souhaitant encore une fois une bonne continuation de voyage.
La visite de ce temple magnifique se poursuit de cour en cour. Dans l’une d’elles, une dame balaie en soulevant un nuage de poussière qu’éclairent les rayons obliques du soleil filtré par le feuillage. Féérique ! Un de mes arbres favoris, un fromager fiché au milieu des ruines, a rendu l’âme et a dû être abattu. Ses belles racines trouées propices aux photos me manquent… On en ressort sous le charme quatre heures plus tard. Malgré son nettoyage et une rénovation malheureuse à certains endroits, ce temple envahi par la jungle a tout de même réussi à sauver une certaine aura romantique. J’espère qu’il la sauvegardera encore longtemps.
Nous nous rendons ensuite au Banteay Kdei, temple admirable cerné par la forêt et qui s’étire sur plusieurs centaines de mètres. Son entrée principale, comme les autres d’ailleurs, est surmontée de 4 visages de 2 mètres de haut. Cet ancien monastère se caractérise par ses bas-reliefs et ses piliers gravés d’apsaras, ces danseuses sacrées qui distrayaient le roi. À l’extrémité, un énorme fromager, très photogénique, déploie ses racines si près des murs qu’il commence à les soulever de façon inquiétante. Mais là se trouve tout le charme du lieu…
L’heure la plus chaude approchant, nous nous mettons en quête d’un endroit où nous abriter de la chaleur. Nous le dénichons près du Ta Keo, sous le feuillage des arbres. Là encore, une jeune fille vient nous proposer de nous asseoir à ses tables. Arrivés les premiers, nous choisissons la plus ombragée et commandons un jus de banane pour Chantal et une noix de coco pour moi. Comme hier, nous nous partageons un gros ananas. Pour me dérouiller les jambes, comme si elles en avaient besoin, je grimpe tout en haut de la pyramide massive. Très sobre et dépourvu de sculptures, l’édifice n’a jamais été terminé et culmine à 50 mètres. Son dépouillement constitue toute son originalité. Les marches d’une étroitesse et d’une hauteur impressionnante découragent d’emblée Chantal qui préfère rester bien à l’abri sous son arbre. Elle a eu raison, car, la connaissant, elle n’aurait pas pu les monter et encore moins les descendre.
De là, nous rejoignons le Baphuon, l’un des plus grands monuments religieux du Cambodge ancien, aujourd’hui surtout célèbre pour son bouddha couché long de 60 mètres. Après Ta Phrom, l’ensemble nous parait bien fade. Nous ne nous y attardons pas longtemps. J’ai pourtant entrepris son ascension, Chantal m’attendant une nouvelle fois en bas. Une balade sur la Terrasse des Éléphants toute proche nous ramène tranquillement à nos vélos.
© Alain Diveu