Hier soir, Wyan, le père, est venu nous chercher à l’aéroport pour nous ramener à Arjuna House. Ketut, toute contente de nous revoir, nous accompagne jusqu’à la chambre, toujours la même depuis trois ans maintenant. Nous nous y sentons comme chez nous !
Pour tester la moto que Mako nous a louée ce matin, nous partons faire un tour dans la campagne des environs immédiats. Quelle n’est pas notre surprise lorsque nous tombons, dans un village, sur deux hommes qui dépouillent et éventrent un python de plus de trois mètres qui était en train de digérer un poulet encore tout emplumé ! Ils venaient juste de le capturer dans les rizières tout près. À la fin, ils le découpent en tronçons pour confectionner une soupe dont ils se lèchent les babines par avance. En à peine plus d’une matinée, nous voilà déjà bien entrés dans la vie balinaise !
Le lendemain, nous fêtons le 2000e jour de notre voyage commencé à la fin septembre 2011. Nous gardons tous les deux le souvenir intact du départ vers le Canada où nous allions rejoindre Maxence et Virginie qui habitaient alors à Montréal. Les années ont défilé à une vitesse vertigineuse, mais ont été ponctuées d’innombrables rencontres mémorables, visites marquantes et paysages fascinants. Nous savourons cet immense plaisir de découverte avec une certaine humilité en étant bien conscients que la chance, parce que c’en est une, peut tourner à tout moment et que des soucis, de santé par exemple, nous obligent à stopper cet art de vivre qui nous convient tant. En ce jour d’anniversaire un peu particulier, nous nous souhaitons de poursuivre encore longtemps l’aventure. Pour fêter l’événement, nous dinons dans un restaurant plus huppé que ceux que nous fréquentons d’habitude et nous laissons aller à boire deux arak Maduavant de prolonger le jubilé dans un bar branché où un excellent groupe de rock donne un concert. Comme pour prouver ce que j’ai expliqué, nous y faisons la connaissance d’un jeune couple sino-allemand venu s’installer à notre table. Sacrée soirée passée dans la joie et la bonne humeur !
Le lendemain matin, nous retrouvons avec plaisir Pierre, un Parisien retraité qui partage équitablement son temps entre la France et Bali. Nous apprécions sa compagnie et sa connaissance éminente de l’ile, de ses habitants ou de ses warung. Nous allons d’ailleurs diner avec lui dans l’un de ceux qu’il nous avait fait découvrir lors d’un de nos premiers séjours et où il ne faut surtout pas arriver en retard pour avoir le privilège de savourer le fameux lawar, spécialité de la maison.
Lorsque je reste à la guesthouse pour travailler sur mes photos, Chantal part faire un tour de magasins dans Ubud. Cet ancien village en train de devenir ville propose toutes sortes de boutiques ; le luxe, mais pas encore le grand, ayant même fait son apparition cette année. Un après-midi, elle me rapporte un short de bain que j’avais voulu acheter la veille, mais qui présentait un petit défaut : le lacet n’était pas passé dans la ceinture. La vendeuse qui n’arrivait pas à le mettre en place avait sollicité de l’aide à un collègue masculin. Mais celui-ci, plus absorbé par le jeu sur son téléphone mobile qu’intéressé par les clients, m’avait demandé en grognant d’en choisir un autre ! Vexé par son manque total de professionnalisme, j’avais préféré déguerpir pour ne pas envenimer les choses. Aussi suis-je très heureux de voir Chantal arriver avec le fameux maillot de bain et le cordon en place. C’est d’ailleurs elle qui a réussi à le passer dans les élastiques de la ceinture, le jeune vendeur n’ayant, cette fois-ci encore, pas quitté l’œil de son écran ! Le futur de cette génération devient vraiment inquiétant !
D’autant plus préoccupant que la clientèle touristique de Bali est aussi en train d’évoluer rapidement ces deux dernières années. À Ubud, les familles nous semblent moins nombreuses, mais les jeunes arrivent en masse. Garçons et filles scandinaves, russes, australiens, argentins, italiens ou espagnols s’entassent désormais à plusieurs dans une même chambre, discutent bruyamment, jouent de la musique, souvent très mal, tard dans la nuit en buvant des bières jusqu’à l’ivresse sans se soucier un seul instant des autres pensionnaires. Ils émergent la plupart du temps après 10 heures, c’est-à-dire quatre heures après le lever du soleil, pour se ruer sur leurs téléphones et passer des heures sur FaceTimeà tailler la bavette avec leurs amis restés au pays. Ceux-là n’auront strictement rien vu de la vie locale. Quel dommage de venir de si loin pour simplement picoler, faire du bruit ou téléphoner en pleine nuit à cause du décalage horaire à ses potes ! Je ne comprends décidément plus rien à la nouvelle génération de voyageurs. Mais peut-on seulement encore les appeler ainsi ?
Pour changer un peu des cérémonies, aussi belles soient-elles, auxquelles nous assistons pratiquement tous les jours depuis notre arrivée, nous allons nous étendre sur le sable chaud, très chaud même, de Sanur et nous baigner dans la mer à peine rafraichissante. Par rapport aux séjours précédents, nous avons changé d’endroit et avons déniché un coin de plage un peu à l’écart, plus tranquille et surtout beaucoup plus propre, ce qui n’est pas forcément facile à trouver à Bali. Nous apprécions notre nouveau choix. La saison débute ici et beaucoup d’hôtels ou de restaurants du front de mer font grise mine avec leurs terrasses si peu occupées. À l’ombre de larges parasols, même les confortables transats alignés sur le sable cherchent preneurs. Le prix exorbitant demandé pour avoir le droit de s’y allonger en décourage certainement beaucoup. Pour se faire tout de même un peu d’argent à bon compte, les loueurs devraient vraiment réviser leurs tarifs.
Lors de balades en moto, nous nous arrêtons parfois dans les ateliers d’artisans au travail, comme chez ce fabricant de cerfs-volants qui apprécie toujours échanger quelques mots en français avec nous. Deux de ses artistes, ce terme leur convient mieux, peignent avec une dextérité incroyable des motifs sur de longues bandes de tissu étalées à même le sol avant de les fixer sur de complexes armatures en baguettes de bambou. Nous restons un petit moment avec eux et en profitons pour faire quelques photos. D’autres fois, une bonne averse d’orage nous oblige à nous abriter. Nous découvrons ainsi complètement par hasard une galerie de peinture tenue par une mamie qui, visiblement, n’attendait personne à cette heure de la journée. Nous la quittons pourtant à regret lorsque le soleil réapparait derrière les nuages.
Un matin, vers 7 h 15, alors que nous sommes installés sur la terrasse à engloutir le pancakeà la banane et l’assiette de fruits que Ketut vient juste de nous servir, la terre se met soudainement à bouger ; d’abord timidement, puis plus franchement. Deux secousses plus fortes que les autres nous font craindre le pire et tirent les clients de la guesthouse de leur sommeil. Tout le monde se retrouve en un instant en petite tenue, un peu paniqué à la porte de sa chambre respective. L’antenne de télévision juste devant nous s’agite comme si elle était chahutée par un vent violent et des gravats se mettent à tomber des toits. Chantal et moi nous agrippons à notre chaise comme à une bouée de sauvetage tout en nous interrogeant du regard. Le bruit sourd qui accompagnait le séisme cesse enfin et le calme revient à notre grand soulagement. Plus de peur que de mal ; nous en sommes juste quittes pour une grosse frayeur. Sur internet, nous apprendrons un peu plus tard dans la journée que le coefficient du séisme variait entre 5,5 et 6,4 sur l’échelle de Richter et que la terre avait tremblé durant une trentaine de secondes, ce qui nous avait paru une éternité. Depuis que nous venons à Bali, ile située sur la frange des plaques du Pacifique et de l’océan Indien, c’est la première fois que nous subissons ce genre d’événement. Mais on n’en redemande pas, un seul suffit !
Pour nous en remettre, Pierre qui dormait et n’a rien vu de tout cela, nous emmène en compagnie de Made, un sculpteur de pierre, manger des satayde poisson, baksoet haricots épicés dans un warung en bordure de mer du côté de Lebih. Comme la plupart du temps dans les endroits qu’il nous fait connaitre, c’était bon et pas cher. Mais, dans la nuit, il a fallu conduire 17 kilomètres sur des routes souvent étroites pour revenir à Ubud !
Nyepi, le Nouvel An balinais, approche. Demain, un défilé de Ogoh-ogoh aura lieu dans tous les villages de Bali et, de tout ce que nous avons pu observer au cours de nos différents séjours, ceux de Munggu nous impressionnent vraiment. La complexité de leur fabrication, tout en équilibre, nous fascine autant que le résultat final. Nous y retournons donc et admirons en cette nouvelle occasion le travail d’orfèvre que les jeunes de chaque banjar du village ont ciselé. Encore abrités sous de vilaines bâches bleues, ils nous ravissent pourtant déjà. Nous en prenons de nombreuses photos, car, une fois n’est pas coutume, nous irons à Denpasar assister au défilé. En nous promenant dans le coin, nous tombons sur deux blondes, très certainement russes, les fesses cellulitiques serties dans un string en dentelle blanche, en train de se prendre en photo au milieu d’un village décoré pour une cérémonie. Outrés, nous sommes outrés !
Alors que nous filons sur une route secondaire vers Jatiluwih, nous doublons un jeune couple de Hollandais qui se rend, comme nous, vers les rizières les plus belles de Bali. Je les invite à me suivre s’ils souhaitent ne pas payer le droit d’entrée exigé pour accéder au site. Comme je m’y attendais, ils calent leur moto derrière la nôtre jusqu’aux fameuses terrasses. Aujourd’hui, nous commençons la visite par le bas ! La lumière de ce matin nous convient et nous pouvons lire dans les yeux de nos compagnons, photographes eux aussi, toute la joie de se retrouver dans un si beau paysage à si bon compte. Ils ne cesseront de nous remercier tout au long de la remontée vers le village. Pour pouvoir prendre ses clichés tranquillement, Chantal a attaché son casque à l’arrière de la moto. En la garant tant bien que mal en bordure de chemin, je ne me rends compte de rien lorsque celui-ci se détache. Heureusement, le Hollandais qui était à une cinquantaine de mètres derrière moi s’en est aperçu et est venu rapidement
m’avertir. Mais où est donc passé ce fichu casque ? Alors que nous le cherchons tous ensemble, je le retrouve caché par les herbes et coincé sous une racine dans le canal d’irrigation qui longe le chemin ! Contents de l’avoir récupéré, nous ne pouvons pas nous empêcher d’éclater de rire en voyant la mine déconfite de Chantal qui se demande comment elle va pouvoir se le mettre sur la tête pour rentrer : il a bien absorbé un litre d’eau ! Au moment de repartir une bonne heure plus tard, elle trouve la solution en enfilant un sac plastique sur ses cheveux avant de l’ajuster au mieux. Pas très esthétique, mais super efficace !
Un matin, en nous servant le petit-déjeuner, Ketut nous informe que la plupart des gens du quartier vont se rendre à Lebih pour célébrer leur melasti. Toutes les représentations des dieux (les pratima) du hameau vont être portées en procession jusqu’à la mer pour y être purifiées. Autrefois, le cortège obligeait les villageois à marcher parfois des kilomètres dans leurs plus beaux habits de cérémonie, mais aujourd’hui ils s’entassent, avec toutes leurs divinités, dans la benne de camions qui font le trajet entre le village et la mer. Nous suivons le convoi en moto au milieu d’un flot compact d’autres pèlerins qui ont choisi le même moyen de transport que nous. Une fois arrivées à destination, toutes les pratima se regroupent et chacune à tour de rôle approche de l’océan. Un prêtre prépare alors l’eau bénite en mélangeant l’eau de la mer à celle amenée du temple et en asperge les statuettes. Un autre, plus âgé, cheveux noués et barbe maigrichonne blanche, psalmodie une prière tout en sonnant inlassablement une clochette. Nous ne savons pas où donner de la tête tellement les événements se succèdent rapidement et un peu partout à la fois. À peine jetés à la mer en guise d’offrande, des canards vivants sont récupérés par des nécessiteux, toujours à l’affut lors de ce genre d’événements. La cérémonie qui nous intéresse se termine, la foule quitte déjà la plage et remonte dans les camions pour faire place nette aux pèlerins d’un autre village qui sont en train d’arriver et qui patientent tranquillement massés à l’ombre des arbres. Net est un bien grand mot ; des centaines de petits paniers d’offrandes jonchent désormais les rochers et le sable noirs. Mais qu’importe, la marée fera le ménage tout à l’heure !
Sur le chemin du retour, nous abandonnons subrepticement les fidèles et les laissons regagner Ubud dans les embouteillages, chaque année plus énormes. Nous venons en effet de repérer le marché de Gianyar. Les gens nous y accueillent avec un large sourire et nous prenons tous les deux quantité de clichés. J’ai la chance de réussir un beau portrait d’une vieille dame qui vend ses légumes. Rien que pour cette photo, je ne regrette pas de m’être arrêté. Chantal non plus d’ailleurs, mais pour un tout autre motif : elle vient de constater avec soulagement que les femmes n’hésitent pas à se protéger les cheveux avec un sac plastique lorsqu’elles portent un panier sur la tête. La voilà rassurée, elle qui avait peur du ridicule après l’épisode du casque dans l’eau ! Nous regagnons nos pénates comblés !