D’après les notes de Chantal
Nos montres indiquent 10 h 30 lorsque nous pénétrons dans l’enceinte du Taman Werdhi Budaya Art Center de Denpasar pour la journée de clôture du 38e festival des Arts de Bali qui s’y déroule depuis le 11 juin.
Nous assistons en premier à une danse que nous ne connaissions pas : celle d’un homme qui subit les assauts de prétendantes de l’assemblée montées sur scène et qui tombent l’une après l’autre dans une sorte d’évanouissement ressemblant à de la transe après le refus du jeune danseur. De vieux messieurs qui dansent divinement bien tentent aussi leur chance pour un même résultat final. Tout se termine lorsque ne se présente plus de candidat.
Nous avons moins bien apprécié le spectacle suivant, peuplé de personnages masqués qu’on pourrait comparer à des clowns. L’un d’eux s’approche d’Alain assis au premier rang et mime de lui tendre un de ses cheveux pour qu’il le replante sur son crâne chauve. Les spectateurs rient de bon cœur. Nous sommes d’ailleurs surpris de constater que les touristes étrangers n’ont pas répondu présents pour cette dernière journée. N’y aurait-il plus que le yoga, la fiesta ou le surf à compter pour eux dans ce pays où les traditions restent pourtant très vivaces ? L’évolution du tourisme balinais ne nous plait pas du tout…
Pour patienter jusqu’à la prochaine représentation, nous allons manger un nasi campurdans une des gargotes aménagées près du grand pavillon qui fait office de musée. Copieusement servies, nos assiettes ne résistent pas longtemps à notre appétit.
Le spectacle de 17 heures est consacré à Bornéo. Des mannequins, du garçonnet à la miss couronnée, ouvrent le numéro en défilant en vrais professionnels dans des habits ultracolorés. Suit un groupe de six superbes jeunes filles qui exécutent une chorégraphie soignée sur de la musique que joue un orchestre tassé dans un coin de la scène. Une danse moderne très rythmée et chargée de symboles qu’on ne comprend pas toujours constitue le clou de la représentation. À la fin, la foule, debout, n’en finit pas d’applaudir les exécutantes. Nous avons été, nous aussi, submergés par l’émotion devant la qualité de l’exhibition. Alain et son Nikon ne sont pas passés inaperçus. Sitôt le spectacle terminé, on nous invite à monter sur la scène au milieu des danseurs. Je me fais prendre en photo près de la miss couronnée de plumes. Grand moment et souvenir certainement inscrit dans nos mémoires pour longtemps !
Au contraire de celui de la soirée de clôture. Vers 21 h 30, après une attente et des discours interminables, nos fesses réclament pitié, assises qu’elles sont depuis ce matin sur des gradins de béton ou de faïence. Nous perdons patience lorsque, après un début plutôt prometteur, des clowns masqués pénètrent sur scène. D’une part, nous en avons déjà vu aujourd’hui et d’autre part, ils ne représentent pas ce que nous préférons dans la culture balinaise. Et puis, vu la foule de milliers de personnes entassées dans cet amphithéâtre en plein air, mieux vaut quitter les lieux avant que les grands bouchons, inévitables quand tout sera terminé, ne rendent le trajet nocturne au moins difficile, sinon dangereux.
Il est un peu plus de 22 heures lorsque nous arrivons exténués, mais comblés, de cette belle journée culturelle.
Ce matin, nous décidons de nous rendre à la plage à Padangbai. La mer monte et les vagues sont assez impressionnantes. Restée au bord, je regarde Alain s’éclater et se faire éclater dans les rouleaux. Il n’a pas l’air de remarquer qu’il a passé le cap des 60 ans !
Nous prenons le chemin du retour lorsque de vilains nuages noirs n’annonçant pas que du soleil s’amoncellent au-dessus de nos têtes. Nous devrons d’ailleurs enfiler nos capuchons en cours de route et la pluie nous accompagne sans relâche jusqu’à Ubud.
Nous effectuons aujourd’hui une jolie balade à moto qui nous conduit jusqu’à Bangli en empruntant les petites, toutes petites, routes au gré des envies de mon pilote de mari qui rechigne toujours autant à faire demi-tour, mais qui trouve presque à tous les coups les bonnes solutions que posent les problèmes de croisements sans panneaux indicateurs. Même s’il le souhaitait, je ne sais même pas s’il arriverait à se perdre ! Me voilà rassurée au moins sur ce point.
Avant de revenir à Ubud, nous repassons par le village où les 63 taureaux en constructions sont désormais recouverts de tissu, noir pour la plupart, mais aussi rouge pour quelques-uns et blanc pour deux d’entre eux. Un guide qui promène toute une famille française en VTT tente de nous expliquer que cela dépend de la caste des défunts. Mais il existe tellement de variantes que nous renonçons vite à vouloir en retenir toutes les subtilités. L’ensemble des animaux alignés sous une très longue paillote a plutôt fière allure, maintenant que les détails de la tête sont terminés. Dommage de les brûler !
Vers 10 h 30, revêtus de nos saronget d’un udengen plus pour Alain, nous nous dirigeons vers le cimetière où une cérémonie très particulière pour nous se tient toute la journée. À l’occasion de la Grande Crémation qui a lieu dans trois jours, les dépouilles doivent être déterrées pour être brûlées une première fois cet après-midi. Les familles concernées se retrouvent donc autour du caveau de leur(s) défunt(s) ; il y en a, en tout, 140. Le cérémonial commence enfin, dans un ordre très strict. D’abord, on creuse les tombes de la caste la plus aisée d’où l’on extrait l’urne qui contient les cendres, le corps ayant été incinéré juste après le décès. On appelle cela le privilège de l’argent, car pour ceux qui n’ont pas les moyens, il a fallu faire beaucoup de sacrifices pour économiser, parfois sur plusieurs années, assez de capital pour offrir le long voyage vers une autre vie à son aïeul. Nous sommes regroupés autour de la sépulture de la maman de Wyan, notre logeur, décédée il y a deux ans maintenant et que nous avons très bien connue. Vers 12 h 30, Wayan, donne les premiers coups de houe dans la terre meuble qui recouvre le corps. Les hommes de la famille se relaient sans relâche avant d’atteindre celui-ci, enfoui à un mètre de profondeur. Enveloppé dans une natte de palmier tressé, il est remonté à la surface puis déposé sur des feuilles de bananier pour être symboliquement lavé par les femmes. Puis, après quelques chants et quelques bénédictions, il est emmené à bout de bras vers la tôle numérotée où il sera calciné. Tout cela se passe dans la bonne humeur ; il y a même des blagues et des rires qui fusent d’une sépulture à une autre.
Une fois encore, la crémation débute par la caste la plus haute. L’attente est donc un peu longue avant que le préposé au lance-flammes ne commence son travail dans notre rangée. Pour accélérer la chose, on utilise en effet aujourd’hui des artifices simples, mais rapides et efficaces. Pourtant, près de notre emplacement, un corps a du mal à se consumer. La mort semble assez récente, des lambeaux de chair étant encore visibles sur le visage exposé du cadavre. Pris dans l’ambiance, nous regardons tout cela d’un œil qu’on croirait blasé, même s’il n’en est rien ; les dépouilles flambent devant nos yeux, guère plus impressionnés qu’ils ne le seraient devant un barbecue géant. Pourtant, ça et là, on commence à apercevoir, les côtes, les fémurs, les cubitus qui se détachent pour tomber dans le brasier. Lorsqu’il ne reste plus qu’un tas de cendres fumantes au fond de la tôle, un membre de la famille tire celle-ci à l’écart pour y verser délicatement de l’eau. De la bouillie noire ainsi refroidie, la fratrie collecte les os qui ne sont pas entièrement carbonisés et filtre la boue pour en retirer toutes les impuretés. Après de énièmes bénédictions au jus de coco et autres philtres locaux, elle sera recueillie dans une urne en terre cuite où les ossements les y rejoignent quelques instants plus tard. Ces restes sont ensuite portés sur un petit brancard décoré devant un autel. Une partie des cendres sera enfin versée dans la rivière du village, l’autre gardée pour la Grande Crémation.
Épuisés par cette journée tout de même riche en émotions pour nous Français, nous regagnons la guesthouse en dissertant sur la mort qui, chez nous, signifie plutôt la fin, alors qu’ici elle symbolise le passage vers une vie encore meilleure. C’est pour cette raison que les pleurs n’ont pas leur place, que les jeunes enfants assistent à la cérémonie sans aucune peur et que la bonne humeur se ressent à chaque étape de la «fête».
Après les émotions d’hier, nous prenons une journée de plaisir en cette Fête Nationale en nous rendant une nouvelle fois à la plage de Padangbai. Il y a moins de monde que l’autre jour, ce qui n’est pas pour nous déplaire. La mer descend, mais les grosses vagues qui permettent à Alain de s’amuser comme un gamin sont toujours présentes. Une fois de plus, je dois renoncer à me baigner dans ce tourbillon d’écume.
Avec le décalage, nous apprenons au réveil les événements tragiques qui viennent d’arriver à Nice
Nous sommes une fois de plus atterrés par la lâcheté de ces commandos visant seulement à tuer et non plus à se faire entendre.
Trop facile de s’en prendre à une foule joyeuse et sans défense !
Je vous méprise…
Sitôt le petit-déjeuner avalé, nous allons trainer dans les rues. Des taureaux de bambou et de tissu sont exposés dans un pavillon d’Ubud Palace. Alain prend quelques photos. Comme rien d’intéressant n’arrive, nous partons à la recherche d’un hôtel où nous avions passé un après-midi en compagnie de Claudine et Pascal, un couple rencontré ici même l’année dernière. Au prix de quelques détours, nous y parvenons enfin. Komang et Gusti qui nous reçoivent se souviennent parfaitement d’eux. Nous leur transmettons le bonjour de nos amis. Péniblement revenus à la guesthouse à cause des embouteillages, nous tombons sur Ketut qui a organisé un buffet aux invités venus pour la crémation de demain. Elle insiste pour que nous nous servions nous aussi. Nous ne nous faisons pas prier, sa cuisine étant toujours parfumée et épicée à souhait.
Pour la première fois depuis que nous sommes arrivés, nous voyons enfin le bébé de sa belle-sœur qui est né en mai. Après trois filles, celle-ci semble vraiment heureuse avec son garçon, déjà bien potelé et chevelu, qui respire la bonne santé. Nous lui souhaitons plein de réussite dans la vie…
Près d’Ubud Palace, en ce début de matinée, les 96 taureaux de bambou et tissu sont prêts à défiler. Il règne une ambiance joyeuse dans les travées encombrées de badauds de tous poils. À 10 h 30, les premiers s’élancent, portés à bout de bras par une vingtaine d’hommes. Les autres suivent dans un ordre bien balinais, c’est-à-dire un désordre assez bien ordonné ! Parvenus au cimetière, un kilomètre plus loin, les animaux sont déposés sur leur emplacement numéroté. Nous accordons une attention particulière au n° 36, celui de la mamy de la guesthouse. Ketut qui nous a aperçus vient nous chercher et nous offre deux repas, du lawar, emballés dans une feuille de bananier. Excellent !
Lorsque tous les taureaux sont en place, la cérémonie peut commencer. Tout d’abord, il faut découper et ouvrir le dos de la bête à l’aide d’une machette. Un officiant arrive ensuite pour déposer à l’intérieur l’urne qui renferme le reste des cendres, des offrandes, des étoffes, et terminer en aspergeant le tout de différentes eaux bénites contenues dans des fioles bien étiquetées. Une erreur serait bien mal venue. On assiste, amusés, à une scène cocasse où une femme ne trouve plus le bon flacon. À chaque fois qu’elle en présente un, le prêtre le refuse en prétextant que ce n’est pas le bon. Sortie d’une énième corbeille bien ficelée, la bonne bouteille parvient enfin dans les mains du célébrant. Soulagement pour la famille qui participe alors à la bénédiction et qui va pouvoir se concentrer sur la crémation proprement dite. Lorsque tous les animaux ont été bénis, le feu est mis au premier de chaque rangée. Bien sec, il s’enflamme rapidement et l’incinération ne dure qu’une petite dizaine de minutes. Et pour abréger encore un peu plus vite la chose, un délégué l’éteint avec une lance à incendie rudimentaire, un tuyau d’arrosage en fait, tandis qu’un autre l’achève en sciant les pattes avec une tronçonneuse. Lorsque le n° 36 s’est effondré devant la famille réunie, Wyan a éparpillé les restes à peine refroidis.
Puis les gens partent tous s’asseoir en cercle autour d’offrandes et se mettent à chanter des prières en mélangeant d’autres cendres. J’avoue que nous ne comprenons plus grand-chose. Aussi les laissons-nous poursuivre entre eux et regagnons, épuisés, nos pénates après une nouvelle journée de cérémonie longue, mais grandement intéressante.
Vidéo de la crémation visible ici