Au lever du soleil, le bus nous arrête dans une gare routière assez proche du centre de ville d’Ispahan, mais nous ne le savons pas encore lorsque nous demandons à un taxi de nous emmener à notre hôtel repéré sur un guide. Devant le prix astronomique réclamé, je pars me renseigner dans la gare et un guichetier sympa m’indique l’endroit où nous devons nous rendre pour prendre un bus urbain. Il nous suffit de marcher 200 mètres pour trouver l’arrêt et à peine dix minutes plus tard, nous nous présentons à la réception du petit établissement. Alors que le taxi exigeait 500 000 rials, je n’en ai déboursé que 16 000, soit plus de 30 fois moins ! Ne me demandez pas pourquoi je déteste les chauffeurs de taxi, où que ce soit dans le monde !
Ce matin encore, on nous offre le petit-déjeuner alors que la réservation ne débute que ce soir. Moins conséquent que celui de Yazd, nous avalons tout de même avec bonheur un bol de riz soufflé dans du lait froid, du pain, des confitures, des dattes, un jus de fruit et du café. J’ai personnellement testé le Nescafé soluble au thé en ayant confondu la bouilloire de thé vert avec celle de l’eau chaude et… c’était bon ! N’est-ce pas de cette manière qu’on crée de nouvelles recettes ? Mes trois années d’école hôtelière me servent enfin !
La douche bienvenue après une nuit de transport durant laquelle nous n’avons pas dormi malgré le confort du bus nous requinque complètement ; nous sommes prêts à avaler quelques kilomètres sous le soleil ardent. Notre chambre ne se trouve qu’à 200 mètres du pont le plus long d’Ispahan et quelques minutes après l’avoir quittée nous arrivons déjà devant l’un des ouvrages symboles de la ville et même d’Iran. Le Si-o-Seh Pol, ou Pont des 33 arches, étale sa longueur de 298 mètres au-dessus de l’une des seules grandes rivières permanentes en Iran, la Zayandeh rud, dont le débit reflète joliment l’architecture spécifique de l’édifice. Après quelques clichés et une balade dans le parc sur l’autre rive, nous revenons sur nos pas et prenons la direction de Meidan-e Naghsh-e Jahan, anciennement Meidan-e Shah ou « Place du Roi », puis renommée Meidan-e Emam ou « Place de l’Imam » après la révolution islamique en l’honneur de l’Ayatollah Khomeini. Elle se déploie sur 500 mètres de long et 160 mètres de large et fait partie des plus grandes esplanades au monde. Quatre bâtiments majeurs sont édifiés autour : la Mosquée de l’Imam anciennement Mosquée du Shah, la Mosquée du Cheikh Lotfollah, le palais d’Ali Qapu et le bazar. Nous jetons un œil rapide aux monuments d’un charme certain, mais il est 13 heures, la chaleur atteint un niveau presque insupportable et, surtout, la lumière crue écrase tout relief : pas bon pour les photos tout ça ! Nous choisissons donc de nous engouffrer dans le bazar situé à une extrémité de l’agora. Partout en Iran, il représente historiquement le cœur de la ville et forme un écheveau de rues et d’allées couvertes qui accueille entrepôts, restaurants, bains, mosquées, écoles et jardins en plus des innombrables petites échoppes rassemblées par produit. Les magasins de vêtements et de tissu sont regroupés dans un quartier, tandis qu’un autre réunit les marchands et fabricants de tapis et que ceux qui travaillent le cuivre et divers métaux, le coton ou la laine sont concentrés encore ailleurs. Quant aux bijoutiers et joailliers, ils occupent souvent la partie centrale. Est-ce un hasard ? C’est là qu’on croise le plus de femmes ! Il faut avouer que les joyaux qu’ils fabriquent et vendent rivalisent de créativité et de beauté. Chantal se laisserait vite séduire… Nous ne trainons pas trop longtemps devant leurs vitrines alléchantes et poursuivons la promenade jusqu’à la Mosquée du Vendredi. Un monsieur qui nous voyait hésiter sur la rue à emprunter vient spontanément à notre secours et nous invite à le suivre. J’ai beau essayer de lui expliquer que nous prenons notre temps en nous arrêtant discutailler un peu partout, il a la patience de nous attendre et ne nous quitte que lorsqu’il est certain que nous n’allons plus nous perdre… Tentons d’imaginer la scène en France ! Personnellement, j’ai du mal, même si cela doit arriver de temps en temps.
La Mosquée Jameh possède l’une des architectures les plus complexes des arts de l’Islam. Édifiée à partir du Xesiècle, elle mêle époques et styles différents. Plus grande mosquée d’Iran, elle compte pas moins de 474 voûtes individuelles. Je m’amuse comme un petit fou à en prendre quelques-unes en photo. Chantal qui est désormais habituée doit m’attendre à l’extérieur de la salle des prières pour hommes, magnifique dans son habit de pierre nue. Par contre, les iwanme surprennent par leur banalité. Je ne suis pas un spécialiste, mais je trouve ceux d’Ouzbékistan plus jolis.
Sur le chemin du retour, pour apaiser une petite faim qui commence à me triturer l’estomac, j’achète un pain rond ressemblant à une galette un peu épaisse, un gros morceau de fromage local et, fait rarissime, une bouteille de 1,5 litre de coca. Nous nous partageons le pain et le coca. Une dizaine de minutes plus tard, la bouteille est vide, le pain et le fromage avalés. J’avais faim ! Du coup, ayant retrouvé la forme, nous continuons la balade dans les parcs qui longent la Zayandeh rud. Outre le Si-o-Seh Pol, nous découvrons deux autres ponts de pierre qui font la renommée d’Ispahan : l’ancien aqueduc aujourd’hui piétonnier Pol-e Joui et le fameux Pol-e Khaju. Considéré comme l’un des plus beaux exemples de l’architecture persane et construit à l’apogée de l’influence culturelle des Séfévides en Iran, celui-ci possède 24 arches et mesure 133 mètres de long. Servant à la fois de pont piétonnier et de barrage, il a également été conçu pour être utilisé comme lieu de réunions publiques. En son centre se trouve un pavillon dans lequel Shah Abbas se serait assis pour admirer la vue. Ce soir, c’est à notre tour de nous extasier devant cette merveille que l’on retrouve systématiquement dès qu’on ouvre un livre ou un magazine consacré à l’Iran. Nous attendons le coucher de soleil et son illumination en compagnie d’Amir, un Iranien qui a vécu une trentaine d’années en France et qui parle couramment notre langue. Partout autour de nous, des familles s’installent sur les tapis qu’elles ont amenés avec elles et commencent leur pique-nique. L’astre disparaissant derrière l’horizon, les projecteurs s’allument et viennent peindre de leur flux doré les pierres de l’édifice. Les conversations cessent alors le temps d’un instant et tous les regards convergent vers le spectacle presque irréel des arcades illuminées se découpant sur le bleu profond du ciel que la nuit commence à envahir. On peut vraiment qualifier cet instant de magique. Nous resterions là des heures, mais nos estomacs criant à nouveau famine, nous quittons Amir et le pont Khaju pour retourner près de l’hôtel où nous avons aperçu quelques fast-foods. Je ne garderai pas un souvenir impérissable du kebabque j’ai ingurgité en moins de cinq minutes, mais, au moins, j’ai la peau du ventre bien tendue. Merci petit Jésus !
Ni Chantal ni moi ne nous rappelons nous être couchés. Je crois que nous dormions déjà lorsque nous étions en train de nous déshabiller. Rude journée tout de même après une nuit sans sommeil ; c’est ça la jeunesse !
Nous affichons tous les deux une sacrée forme au réveil le lendemain matin. Sitôt la toilette, nous attaquons le buffet des petits-déjeuners d’un coup de fourchette rageur avant de prendre la direction de la cathédrale Vank dans le secteur arménien. Pour ce faire, nous suivons le trajet que Maps.menous propose et qui nous fait passer par les rues calmes d’un quartier aisé. Les immeubles de standing qui les bordent sont tous entourés de murs surmontés d’une grille de protection en forme de ronces enchevêtrées. On ne comprend pas trop cette trouille, les Iraniens nous semblant peu portés sur le vol. Peut-être sommes-nous devenus trop confiants après des années passées en Asie où ce genre de filouterie n’existe pas ?Au détour d’une ruelle, une bonne odeur de pain nous tire très vite de nos réflexions : nous sommes arrivés dans la partie arménienne de la ville et, en ce jour anniversaire de la mort de Khomeini, cette boulangerie exclue, tous les commerces et musées restent fermés. La cathédrale ne fait pas exception à la règle. Devant le portail clos de l’entrée, un groupe de jeunes hommes nous interpelle et bavarde quelques instants avec nous. Après une bonne partie de rigolade, nous prenons le chemin du retour en empruntant une nouvelle fois le fameux Si-o-Seh Pol. Pour fuir le soleil cuisant, nous nous abritons sous ses arches et nous pâmons devant la rectitude et l’élégance de leur alignement.
En fin d’après-midi, nous nous dirigeons vers la place de l’Imam où des démarcheurs vraiment collants viennent nous importuner. Heureusement, après une petite mise au point, leur harcèlement cesse aussi vite qu’il avait commencé. Sous une belle lumière dorée de fin de journée, je peux alors assouvir tranquillement mon besoin de déclencher. Ma frénésie s’estompe un peu lorsque j’aperçois Chantal qui se morfond sur un banc en se demandant à quel moment je vais enfin arrêter. Mais, tout est photogénique ici : les calèches tirées par des mules galopant au milieu des passants qui ont à peine le temps de se ranger ou les coupoles des deux mosquées se découpant sur le ciel pur. Peu avant le coucher du soleil, les familles d’au moins trois générations affluent et s’installent sur les pelouses pour le pique-nique. Beaucoup nous invitent. Nous déclinons gentiment leurs offres, mais prenons tout de même quelques photos avant de les leur montrer. Nous recevons une nouvelle fois des camions de coucous et de sourires. Encore sous le charme de leurs rencontres, nous regagnons notre hôtel dans l’agitation du soir, seul moment de la journée où toute la population se retrouve dans les magasins, sur les trottoirs ou dans les parcs. Super ambiance ! À cause du ramadan, nous devons attendre 20 h 30 pour manger. Ce soir, exceptionnellement, nous dinons d’une pizza, la quatrième seulement depuis deux ans ! Ça fait du bien une fois de temps en temps, surtout lorsque la pâte est bonne comme aujourd’hui !
À 10 heures, nous passons le portail de la cathédrale Vank, la plus célèbre église chrétienne du pays plus connue sous le nom de Cathédrale Saint-Sauveur d’Ispahan et ouverte ce matin. Surmontée d’une coupole de style islamique et flanquée d’un campanile, elle abrite de superbes fresques d’inspiration italienne. Le musée attenant consacré au génocide arménien regorge de trésors parmi lesquels, outre d’étonnants évangiles des IXeet Xesiècles, un portrait d’Abraham attribué à Rembrandt et un cheveu sur lequel un artiste a réussi à graver en 1974 la première phrase traduite en arménien au Ve siècle. Incroyable, mais vrai !
Vers 19 heures, nous allons trainer du côté du Si-o-Seh Pol. Assis sur un muret en bordure de rivière, nous attendons tranquillement le coucher de soleil. Un couple d’une quarantaine d’années et leurs deux filles s’installent près de nous. Après les échanges de politesses d’usage, la plus grande des enfants vient parler anglais avec nous et la plus petite nous tend une assiette que sa maman a rempli de pistaches, spécialité d’Iran qui occupe la première place des pays producteurs dans le monde. Nous ne pouvons refuser. Lorsqu’ils repartent une demi-heure plus tard, nous en avons englouti une platée chacun.
Nous prenons le petit-déjeuner du lendemain avec un Thaï routard d’une quarantaine d’années. Il est prof de fac en Thaïlande et profite de ses vacances pour voyager. Il a déjà visité plus d’une centaine de pays, chose presque impensable pour un sujet du Royaume de Siam, tant les visas sont difficiles à obtenir pour eux. Mais peut-être connait-il quelqu’un qui lui simplifie les démarches ? En tout cas, son anglais bien meilleur que le mien facilite beaucoup la petite conversation que nous avons ensemble.
En ce qui nous concerne, le mot Ispahan évoque en premier lieu les magnifiques ponts de pierre qui relient les deux rives de la ville. Ce matin encore, nous retournons voir le plus joli d’entre eux, le Pol-e Khaju. En chemin, des retraités qui refont le monde nous invitent à nous asseoir avec eux. Nous sommes ainsi arrêtés tous les cent mètres par des bandes de veufs joyeux (mais où sont donc passées les femmes ?) qui ont envie de discuter un peu et se prendre en photo en notre compagnie. Dans cette ambiance sympathique, nous prêtons bien volontiers à leur jeu. Au niveau du pont, de jeunes universitaires les relaient et nous souhaitent la bienvenue dans leur pays d’un jovial et sincère « Welcome in Iran ! ».
Depuis quelques jours, nous passons notre temps à fuir le soleil, un peu trop ardent pour mon crâne chauve. Pour cette fois, nous nous réfugions près des piliers, au niveau de l’eau. Un groupe de jeunes filles téméraires et rigolotes arrive aussitôt nous tenir compagnie. Bravant sa timidité, un monsieur d’un certain âge s’essaie au français en échangeant avec nous les quelques mots qu’il a gardés dans un coin de sa mémoire. Le temps passe très vite dans la fraicheur toute relative de ce bel édifice qui régule le débit de la Zayandeh rud grâce aux vannes situées sous ses arches. Quand ces dernières sont fermées, le niveau de l’eau en amont s’élève et permet d’irriguer les nombreux jardins le long de la rivière. Lors d’une discussion, nous apprenons qu’elle ne coulera plus à partir de la semaine prochaine ; nous savourons encore un peu plus la chance que nous avons de pouvoir la contempler et d’y tremper les pieds.
L’après-midi, nous allons trainer nos tongs du côté du bazar de Meidan-e Naghsh-e Jahan. Nous ne résistons pas à l’achat d’une boite de gaz, ce fameux nougat dont la ville s’est fait une spécialité. À la pistache, mou et moins sucré que celui que l’on connait chez nous, il ne colle pas aux quenottes ce qui représente un point crucial pour nos dentitions. Nous nous en régalons durant tout l’après-midi. Malgré le ramadan, pour le diner, nous trouvons un restaurant qui sert avant l’heure tous ceux qui le désirent. Niché au milieu du bazar, son agencement typique autour d’une fontaine attire à tous les coups les touristes qui passent devant. Malheureusement, le service n’est pas du tout à la hauteur de la décoration. Nous en ressortons malgré tout le ventre plein… mais le porte-monnaie vide ! Heureusement, nous avons refusé la coupelle de gelée à la rose et la salade composée déposées devant nous comme si de rien n’était : nous aurions dû les régler à la fin. Après cet épisode, le serveur nous a d’ailleurs tiré une tronche pas possible ; quelqu’un doit bien payer les gants et les horribles charlottes en plastique dont ils sont tous affublés !
Avant de regagner l’hôtel, nous trainons un moment sur la place de l’Imam noire de monde en contemplant les deux mosquées dont l’éclairage met particulièrement en valeur les portiques avec leurs minarets et les coupoles.
Pour la dernière journée, nous retournons musarder du côté de la Mosquée Jameh avant de nous aventurer plus loin vers le Minaret des Chameliers qui, du haut de ses 53 mètres, domine tout un ancien quartier aujourd’hui rénové. Les fenêtres ouvertes, la musique à fond, une Renault des années 90 toussote en rasant les murs : une cigarette au coin des lèvres, son conducteur de 13-14 ans, hilare, balade simplement des copains de son âge. Nous hallucinons !
Mine de rien, pour cette ultime journée passée à Ispahan et sans nous en rendre réellement compte nous avons marché durant plus de huit heures dans la chaleur. Aussi sommes-nous totalement épuisés lorsque nous nous couchons le soir après avoir bouclé nos sacs…
Demain, direction Kashan !