Nous ne l’avions jamais vécu auparavant : nous ne sommes que tous les deux dans le minivan qui nous emmène de Ko Lanta à Krabi ! La Covid-19 a commencé ses ravages et les touristes fuient littéralement l’ile depuis une semaine déjà. Les navettes pour le continent devant s’interrompre incessamment, nous-mêmes avons avancé de quelques jours notre retour sur Krabi. Nous devons en effet y prendre l’avion pour Bali.
Notre hôtel habituel n’a que de rares chambres occupées. De nombreux voyageurs ont, en effet, choisi de regagner leur pays. De notre côté, nous attendons avec une réelle impatience notre vol pour Denpasar. Pour la refréner, nous effectuons quelques achats futiles et pas forcément obligatoires dans les boutiques encore ouvertes de la ville avant d’aller diner chez le « copain » italien de Chantal. Le curry massaman y est toujours aussi bon.
Le lendemain, la mamie et son fils sont tout contents de nous revoir et nous servir la soupe aux nouilles du petit-déjeuner. Mais après celle de chez Baifern à Ko Lanta, celle-ci nous semble bien maigrelette dans son petit bol ! Heureusement, son parfum et le sourire de nos deux hôtes nous font vite oublier cette péripétie anecdotique…
Pour les trois jours suivants, nous louons une moto flambant neuve dans une nouvelle boutique installée près du port. Cela nous change des modèles anciens et surtout en mauvais état que nous proposait la dame chez qui nous allions auparavant. Pour quasiment le même prix, nous apprécions grandement l’amélioration de la conduite et de la sécurité.
Nous voilà donc, une fois encore, à arpenter la campagne des environs d’Ao Nang. Quelle métamorphose depuis l’année passée ! Nous avons du mal à reconnaitre certains carrefours et prenons parfois la mauvaise route tant la modification des lieux a bouleversé le paysage. Partout de nouvelles constructions ont ou sont en train de surgir du sol. Une partie d’une plantation d’hévéas coquettement lovée au milieu des rochers karstiques a été rasée et des bulldozers s’activent à y niveler la terre rouge d’un futur complexe hôtelier. Plus loin, une tout aussi jolie culture d’ananas, auparavant adossée à une colline rocailleuse du plus bel effet, est en train de subir les mêmes outrages. Difficile pour nous, simples voyageurs, d’approuver ce genre de progrès ! Des Thaïs de notre génération, avec qui nous en avons parlé, commencent à prendre conscience de cette évolution destructrice de la nature. Espérons juste que la jeunesse thaïe suive un chemin identique ! Là réside toute la difficulté…
En début d’après-midi, nous retrouvons notre petite plage située à seulement quelques hectomètres de l’entrée du parc national Khao Ngon Nak. Anciennement « sauvage », elle est désormais totalement défigurée ! Là encore, des pelleteuses sont en train d’arracher la flore sans aucune distinction et de déplacer des tonnes de pierres afin de dégager un large accès sur la plage pour l’immense hôtel de luxe en construction. Pour arranger l’affaire, elles n’hésitent pas à rejeter à la mer des tas de détritus qu’elles mettent à jour en défrichant. Sans vergogne ! Nous sommes dégoutés. Quelle chance avons-nous eue d’avoir pu en profiter pleinement auparavant ! Désormais, l’intérêt principal disparu, nous ne reviendrons plus étendre nos serviettes sur le sable blond à l’ombre des grands arbres, ni nous baigner dans les eaux translucides de la baie. Une déception de plus qui vient s’ajouter à celles, trop nombreuses ces trois dernières années, du carnet des déconvenues…
De retour à Krabi Town, nous allons chasser notre spleen au Chalita, le restaurant de l’Italien préféré de Chantal. Au moins, chez lui, pas de chamboulement : la qualité de la cuisine reste constante !
Aaah ! la p… de guêpe !
Pour pimenter la balade du lendemain, une guêpe a choisi de m’embêter. Je suis en train de rouler tranquillement en me réjouissant d’un paysage encore vierge de constructions lorsque l’insecte vient se fracasser contre ma pommette et se retrouve coincé derrière mes lunettes de soleil. Je freine brutalement, Chantal ne comprend pas ce qu’il se passe. Je n’ai pas le temps d’ôter ma monture, l’intruse a déjà piqué. Au ras de l’œil droit. Sur l’instant, la douleur est intense. Je gare la moto pour récupérer un peu. Après quelques minutes, ma paupière inférieure commence à gonfler. J’ai d’ailleurs du mal à repositionner correctement mes lunettes avant de repartir. Au bout d’une demi-heure, l’œdème masque une partie de mon champ de vision, mais ne gêne pas trop ma conduite. Avec les heures, la douleur s’est atténuée, mais le pourtour inférieur de l’œil a sacrément bouffi. On me croirait tout juste sorti d’un combat de boxe thaïe !
Après une petite promenade à Fossil Beach où les rochers ressemblent à un enchevêtrement de marches d’un immense escalier en pierre, nous prenons la direction d’Ao Nang. Nous retrouvons, avec un peu de mal, l’hôtel où nous avions logé lors de notre premier séjour à Krabi en 2006. Ici, les bungalows ont assez bien vieilli, mais le prix a beaucoup trop augmenté pour que nous y revenions. Nous rappelons à la patronne musulmane quelques faits de notre passage chez elle. Sa fille ainée que j’avais prise en photo à l’époque en train de dévorer une tranche de pastèque est devenue une jolie demoiselle de 17 ans. Nous les laissons à leur travail. Dans la campagne alentour, nichée au milieu d’une petite forêt au pied d’une falaise karstique, une mare profonde et limpide nous invite à nous rafraichir dans ses eaux émeraude. Deux jeunes amoureux thaïs qui sont venus pique-niquer dans cet endroit paisible à souhait se laissent photographier sans problème.
Oooh ! la p… de Covid-19 !
La journée se termine comme elle avait commencé. Nous avons la mauvaise nouvelle d’apprendre que notre vol pour Bali dans deux jours était annulé. À cause de la Covid-19, Bali ferme son aéroport à partir de demain pour un temps indéterminé. Vraiment pas de chance pour nous ! Nous sommes vendredi et notre visa se terminait le jour du départ pour l’Indonésie. Nous voilà bien dans la mouise. Nous allons fatalement être hors-la-loi…
Encore sous le coup de l’émotion, même si nous nous étions un peu préparés à cette issue, nous allons diner sur le marché de nuit. Et là, second choc de la soirée ! Au lieu des allées surchargées de monde, nous trouvons une place désertée d’une grande partie de ses clients habituels, les touristes. Nos amis thaïs font grise mine. À cette heure où ils devraient être presque vides, leurs chaudrons en terre posés sur les braises débordent de nourriture. Heureux de nous faire plaisir, ils en profitent pour nous servir une é-n-o-r-m-e assiette de tao soi et une, encore plus conséquente, de seafood tom yam. Malgré nos soucis et la morosité ambiante, nous savourons pleinement nos platées.
Le lendemain matin, avec ma joue qui a enflé de la même manière que la paupière, nous empruntons un bac pour traverser l’estuaire et aller faire un tour sur Koh Klang, l’ile juste en face de Krabi Town. Le « capitaine » qui me voit plus qu’hésitant se propose de monter notre moto à bord par la spectaculaire passerelle de la largeur d’une poutre. J’accepte avec empressement. Il la range habilement près des cinq autres engins de l’embarcation. Tandis que Chantal, peu rassurée, s’assoit à même le pont, je reste debout comme les six passagers présents. Et rien pour se tenir ! Un mouvement malheureux, je tombe à l’eau ! Heureusement, la rivière est calme et la traversée très courte.
À seulement quelques encablures du centre de Krabi, nous voilà donc plongés au moins 30 ans en arrière. Ici, les maisons en bois sur pilotis, qu’elles soient récentes ou anciennes, représentent la majorité des habitations. Une grande quiétude règne sur l’ile, très loin du bruit et de l’effervescence de la ville toute proche. Les gens qui vivent dans les hameaux épars sont pour la plupart musulmans et n’ont pas l’air bien riches, mais nous adressent de larges sourires. Il faut avouer que, malgré la proximité de Krabi et d’Ao Nang, très peu de touristes viennent ici ; ils préfèrent les plages ! On ne saurait les blâmer, mais ils ratent vraiment quelque chose. À l’heure la plus chaude, nous faisons une halte dans un café plutôt moderne, en pleine campagne, pour siroter un excellent cappuccino glacé. Nous y restons une bonne heure avant de continuer la balade. Nous sillonnons la moindre route, le moindre chemin. Nous nous arrêtons ainsi un long moment près d’une mare observer un troupeau de buffles qui se vautre dans l’eau boueuse d’une couleur ocre particulièrement photogénique. Nous en profitons évidemment pour mitrailler la scène…
En fin de journée, avant de rentrer sur Krabi, nous retournons dans notre café de ce midi pour savourer un jus de canne à sucre pressé juste pour nous. Désaltérant à souhait, on adore tous les deux. En plus, la jeune fille nous les compte au prix local, ce qui devient de plus en plus rare dans cette région hyper touristique. Nous apprécions décidément Koh Klang et ses habitants…
Ce soir, sur le marché, nos amis restaurateurs nous apprennent qu’ils servent leurs succulents plats pour la dernière fois avant longtemps. À cause du coronavirus et, par conséquent, la raréfaction de leur clientèle, ils ont choisi de retourner auprès de leur famille dans le nord de la Thaïlande, à la frontière birmane. Nous allons nous aussi devoir quitter le pays, car notre hôtel, nous l’avons appris ce soir, est comme la plupart des autres en train de fermer. Les patrons attendent tout simplement notre départ, mais le personnel a déjà commencé à nettoyer les chambres de fond en comble et à les désinfecter…
Bravo l’Ambassade française !
Le lundi matin, jour de réouverture du service de l’émigration de Krabi, nous avons la très désagréable surprise d’apprendre par le responsable qu’il n’a pas le pouvoir de prolonger notre visa. Il nous demande de contacter notre ambassade au plus vite. En réponse à notre mail, celle-ci nous renverra tout bêtement sur son site remplir un formulaire d’adhésion à Ariane, l’aide aux expatriés et aux voyageurs. Trois interminables journées d’attente pour simplement ça ! En plus, je m’étais déjà inscrit dès notre retour de l’émigration. Ça nous laisse perplexes pour la suite des événements…
Après une discussion avec notre fils Alexis et une nuit de réflexion, nous décidons de rejoindre la capitale avant qu’il ne soit trop tard. Les bus pour Bangkok ne circulent plus. Sur le web, je trouve des vols pour jeudi prochain. Je les prends et poursuis mes recherches pour ceux du retour vers la France. Je les achète à prix raisonnable sur Thai Airways pour le 1er avril. Tout se combine bien. En France, le tarif des TGV ayant exagérément augmenté, je loue une voiture au départ de Roissy pour rejoindre Dinan, notre destination finale. Le cœur beaucoup plus léger, nous allons diner dans un restaurant local où nous faisons la connaissance d’un jeune homme français adorable, mannequin et surfeur de son état. Il nous raconte ses déboires pour l’obtention d’un billet, vraiment cher, pour la France : il devra d’abord faire une escale d’une journée aux Pays-Bas, puis une autre en Suisse avant, il l’espère, de pouvoir atterrir à Paris ! Et, avec la fermeture récente de l’espace Schengen, tout vient de sérieusement se compliquer. Je me mets soudainement à prier pour que cela se déroule plus facilement pour nous…
Les dernières journées à Krabi Town s’écoulent entre balades en moto et préparation du retour en France. Alexis nous renseigne tous les jours sur l’évolution du confinement et des obligations qui vont avec. Sur ses recommandations, nous nous mettons en quête de tous les documents qui nous seront nécessaires en France.
Bien sûr, ce qui devait arriver… arrive
… et ça nous fiche un sacré coup au moral : Thai Airways interrompt tous ses vols à partir du 1er avril. Pas de bol, le nôtre était prévu à 0 h 05 le matin du 1er. Et dire que celui du 31 mars à 22 h 40 va pouvoir décoller ! Mais il était complet au moment de la réservation. Nous sommes anéantis… Je suis en train d’en chercher un autre quand Alexis appelle. Ensemble, nous décidons de choisir Air France et son vol du 11 avril, le plus abordable malgré un prix très élevé. Je règle le montant une nouvelle fois avec ma carte Visa, puis annule ma location de voiture du 1er. Du coup, je préfère attendre un peu avant d’en retenir une pour le 11.
Nous sommes les derniers clients de l’hôtel. Avant de quitter cet établissement simple, mais visiblement très sérieux, nous allons saluer le personnel occupé à décontaminer toutes les autres chambres. Un chauffeur de taxi qui tousse dans son masque nous emmène jusqu’à l’aéroport. Pas très rassurés, nous croisons les doigts pour qu’il ne nous transmette aucun virus ! Une fois passé le contrôle sanitaire à l’entrée (prise de température et nettoyage des mains obligatoires), nous avons la confirmation du départ pour Bangkok dans deux heures. Après avoir enregistré les bagages, je me rends au comptoir de Thai Airways pour demander le remboursement de nos vols annulés. Une jeune fille affable rentre mes coordonnées sur son ordinateur et me fait comprendre qu’il faudra attendre un bon moment avant de voir les choses évoluer… Si elles évoluent un jour !
Notre avion d’Air Asia décolle juste à l’heure…
© Alain Diveu