La pluie nous a une nouvelle fois donné rendez-vous ce matin. Les marchands de soupe n’ayant pas pu s’installer sur le marché en plein air, nous nous rabattons vers notre restaurant indien habituel. Celui que l’on appelle entre nous, mais sans médisance aucune, « le vieil homme qui ne sait pas compter » trône fièrement derrière la caisse. Aujourd’hui encore, nous allons donc devoir calculer l’addition nous-mêmes ; comme à l’accoutumée, il rira sans retenue. Entre ce qu’il fait payer en trop et ce qu’il oublie de facturer, le résultat de la journée ne devrait pas être trop éloigné de la vérité !
Lors d’une promenade sur les quais en fin d’après-midi, une jolie femme chinoise vient s’asseoir près de moi. Les deux ou trois mots de mandarin que je balbutie la font sourire. Du coup, nous discutons là quelques instants, mais en anglais. Je n’arrive vraiment pas à comprendre pourquoi les Occidentaux se montrent si réticents envers cette population qui, de son côté, idéalise peut-être un peu trop la France, et Paris en particulier. Il faut écouter leurs éloges dithyrambiques lorsqu’ils apprennent notre nationalité ! Nous espérons seulement que l’accueil qu’ils recevront pendant le voyage que la plupart de ceux que nous rencontrons souhaitent entreprendre dans notre pays ne leur paraitra pas trop froid. Nous croisons les doigts fort pour qu’ils ne soient pas déçus.
Parce que nos deux restaurants habituels affichent la pancarte « Closed » sur leur grille baissée, nous allons prendre notre petit-déjeuner dans le sud de la ville. Nous irons donc à la plage une autre fois. Cela réjouit plutôt Chantal qui commence à s’agacer du manège des grappes d’Indiens qui font semblant de téléphoner, mais qui, en vérité, la filment avec leur mobile en passant et repassant devant elle. Énervé moi aussi par ce stratagème lourdingue, un jour je pèterai les plombs et expédierai le bonhomme et la caméra dans l’eau ; je connais mon impulsivité et me sais capable de le faire. On n’en peut plus de voir ces grappes d’obsédés venir tourner sans cesse autour de nous. J’espère seulement que le soir ça leur fait du bien !
Au lieu d’aller nous battre sur la plage, nous préférons retourner prendre un café à l’Awesome Canteen. Là-bas, au moins, le personnel arbore toujours le sourire, sans arrière-pensées : de quoi grandement apprécier la tasse fumante que la jolie serveuse dépose devant nous. Au moment de régler l’addition, Chantal leur apprend à prononcer nos prénoms. Trop drôle !
Lorsque le même soir nous entrons dans le Kapitan bondé, le garçon bangladais nous place à une table qu’il débarrasse et nettoie rapidement et nous sert quelques minutes plus tard les claypotsque nous lui avons commandés. Comme quoi, le ringgitque nous ne manquons jamais de lui laisser en pourboire accélère bien les choses ! Avec l’affluence de ce soir, nous apprécions particulièrement.
Par une matinée bien ensoleillée, nous prenons un bus pour nous rendre à Ayer Itam où se trouvent plusieurs temples dont la réputation du plus important dépasse largement les frontières de l’ile. Connu comme celui du Bonheur Suprême, Kek Lok Si serait le plus grand sanctuaire bouddhiste d’Asie du Sud-Est et un lieu de retraite extrêmement populaire auprès des moines et des taoïstes à la recherche de l’immortalité. Dommage que de gros travaux d’extension viennent un peu gâcher la visite, mais le complexe propose encore de bien jolis points de vue sur les environs et de beaux bâtiments à visiter. Cette fois, nous ne grimperons pas au sommet de la pagode immaculée qui domine l’ensemble du monastère et n’emprunterons pas le petit funiculaire pour aller contempler la statue de bronze d’une trentaine de mètres de haut à l’effigie de Kuan Yin, déesse de la Miséricorde, aujourd’hui cernée par de vilains échafaudages. Nous nous contentons du reste, ce qui n’est déjà pas si mal. Après une étape plaisante sur le marché du village et un jus de canne à sucre pour nous désaltérer, le bus no 203 nous ramène à George Town.
Après un coup de fil à ma banque en France pour enfin en terminer avec imbroglio impossible à régler par email, nous allons trainer à pied dans les rues de la ville. Sans nous en apercevoir, nous nous retrouvons devant la grande animalerie que nous ne ratons à aucun de nos séjours ici. Pour ne pas déroger à nos habitudes, nous commençons la visite par la partie aquariophile qui nous subjugue immanquablement. Cette fois, un énorme iguane « chevelu » prend le soleil sur une souche qui domine le bassin où évoluent des espèces d’eau douce de taille réellement impressionnante. Dans des bacs impeccables de propreté, des myriades de poissons colorés sont proposées aux clients qui se servent eux-mêmes à l’aide d’épuisettes mises à leur disposition. Si cela était possible, les prix pratiqués dans ce magasin feraient rougir de honte les tarifs français de cinq à dix fois supérieurs. Pour ajouter encore plus de plaisir à un ancien passionné comme moi, le nombre de variétés proposées me sidère, tout simplement. Je contemple même pour la première fois une dizaine d’entre elles. Nous terminons par les reptiles, les rongeurs et, enfin, les chats et les chiens. Dans un des salons de toilettage, nous admirons la dextérité d’un jeune homme qui taille allègrement dans le pelage d’un Schnauzer tout content de se faire ainsi chouchouter. Nous restons une dernière fois ébahis devant le rayon des niches, des arbres à chat, des lits, des poussettes, des vêtements, des jouets et des aliments pour animaux. Incroyable !…
Dans la rue de notre petit hôtel familial, des travelos aguichent le client en remuant indécemment le popotin dans une robe toujours trop moulante. La nuit, avec un ou deux verres de trop, on pourrait faire l’erreur ; mais, à la lumière du jour, le fond de teint mal étalé trahit un rasage pas forcément des plus réussis. Et si une conversation s’engage, le doute n’est plus permis. Nous nous en amusons avec Chantal. Certains, mieux « réussis » que d’autres, nous reconnaissent et nous adressent un clin d’œil amical. J’avoue que cela me met parfois mal à l’aise et j’ai pris l’habitude de ne plus faire attention à eux.
La validité de nos visas malaisiens arrivant bientôt à terme, nous avons choisi de continuer le voyage par deux mois en Thaïlande. Pour ce faire, nous nous rendons à l’ambassade thaïe de Penang pour obtenir nos laissez-passer. Dans le bus qui nous y conduit, nous faisons la connaissance d’un monsieur canadien qui a bien bourlingué à travers le monde. Nous patientons dans la queue en nous racontant chacun nos aventures. Un employé à qui on a dû taper dans l’œil nous fait passer en début de file, grillant ainsi la politesse à de nombreux Russes qu’il ne semble pas particulièrement apprécier ! Nous le remercions, même si des dizaines de paires d’yeux nous lancent des regards assassins…
Nous retournons le lendemain récupérer nos passeports validés et rentrons, comme hier, à pied. Sous une chaleur écrasante, nous mettons une bonne heure pour rejoindre l’hôtel. Nous avons juste fait une halte dans un supermarché climatisé pour reprendre un peu de forces et, surtout, engloutir une bouteille de 850 grammes de yaourt liquide à la mangue en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire ! La marche nous ayant ouvert l’appétit, nous complétons avec deux samoussasà la sardine et deux au poulet que nous achetons à un Indien installé plus loin sur le trottoir. Avec ces friandises de pâte frite farcie de petits pois, de pommes de terre et d’épices, nous voilà calés jusqu’au diner.
Nous nous rendons à Batu Ferringhi pour une ultime journée de détente sur les transats de plus en plus délabrés de la seule vraie plage de l’ile. La mer calme incite à la baignade, même dans une eau trouble et sablonneuse. Les bains nous aident en effet à combattre la grosse chaleur enfin revenue. Hier, nous étions déjà venus et, dans le parc de l’hôtel situé juste derrière nous, avions eu droit à un concours de cuisine auquel participaient des chefs en grande tenue et leurs commis tout aussi bien accoutrés. Nous aurions aimé goûter aux pâtisseries appétissantes confectionnées durant la compétition, mais personne ne nous en a proposé. Tant pis pour nous ! Le ciel se chargeant de vilains nuages noirs, nous reprenons vite un bus frigorifique qui nous ramène dans le centre de George Town juste avant que l’orage n’éclate. Nous avons eu de la chance !
Après un dernier café à l’Awesome Canteen où les jeunes branchés malais et singapouriens aux tenues étudiées et aux coiffures extravagantes aiment se retrouver, nous nous réfugions en début d’après-midi dans les galeries commerciales climatisées du centre-ville. Certaines exhibent déjà leurs décorations de Noël. Au 1st Avenue, à nos yeux la plus réussie, les gens se font prendre en photo près des nombreux ours polaires grandeur nature disposés autour d’un igloo gonflable. L’éclairage bleuté sur la neige synthétique rend l’ambiance encore plus réaliste. Au Times Square, que nous n’avons jamais vu aussi fréquenté, danseurs et danseuses à paillettes se succèdent sur une scène avec en arrière-plan un écran géant qui diffuse en direct leurs évolutions. Dans le plus récent, le M Mall, deux adeptes d’arts martiaux effectuent chacun leur tour des exercices de force en pliant de vraies barres de fer (on a vérifié) dont l’une des extrémités repose sur le sol et l’autre s’enfonce dans le creux du cou au niveau de la gorge. Comme la majorité des spectateurs, on ose à peine regarder, tellement on a la trouille d’une foirade intempestive ! Mais non, tout se passe pour le mieux et la longue barre métallique tombe sur le sol carrelé dans un bruit caractéristique qui ne laisse aucune place au doute. Le public applaudit chaudement avant que la sono assourdissante ne diffuse quelques réclames dont on se serait bien passé. Comme tout à l’heure dans les autres galeries, nous restons bouche bée devant l’énorme affluence qui se fraie tant bien que mal un chemin dans les boutiques et nombreux stands aménagés au milieu des allées. Nous qui y étions venus en jour de semaine, au moment de l’ouverture vers 11 heures qui plus est, pouvions difficilement imaginer de telles scènes. Mais il est vrai qu’en Malaisie le dimanche correspond traditionnellement à la journée des emplettes familiales.
Comme pour saluer notre départ demain matin de bonne heure, un festival d’éclairs d’une rare intensité et de coups de tonnerre fracassants donne au ciel de Penang des allures d’apothéose finale.
Il est temps pour nous de plier bagage, d’autant plus que nos visas malaisiens arrivent à expiration.
Maintenant, direction la Thaïlande !