Une ultime coupure de courant vient perturber le bouclage définitif des sacs tôt ce matin. Heureusement, Jean-Marie met son groupe et son surpresseur en marche. Sitôt la douche terminée et le petit-déjeuner dévoré, nous partons à la recherche d’un taxi-brousse. Exceptionnellement, nous n’avons pas réservé nos billets, l’aventure de Fianarantsoa nous étant restée en travers de la gorge. Nous en dégotons un, mais les sièges de devant étant déjà occupés, nous nous rabattons sur les deux places derrière le chauffeur. Les meilleures des moins bonnes !
Nous retrouvons notre chambre de Fianarantsoa pour une nuit et, au diner, cédons pour une fois à la tentation d’une pizza : fromage, tomates champignons, zébu. À cause de sa taille gigantesque, j’ai du mal à terminer la mienne pourtant excellente. Chantal qui a avalé la sienne à une vitesse impressionnante rigole en me voyant caler. C’est tellement rare !
À 6 h 15, nous nous présentons au guichet de la gare ferroviaire comme on nous l’avait demandé lors de la réservation la semaine passée. Pour cela, nous avons dû fendre la foule des Malgaches qui patientent en file et sans broncher avant de savoir s’ils pourront ou non avoir une place dans ce train devenu mythique pour les visiteurs étrangers. Loin de l’agitation du hall, un contrôleur nous invite à nous rendre sur le quai, puis à monter dans le seul wagon de première classe, celui réservé aux vazahas. Unique à Madagascar, le « petit train des falaises » conduit ses voyageurs et ses marchandises de Fianarantsoa à Manakara… si tout se passe pour le mieux le long des 170 kilomètres qui séparent les deux villes ! Sur la voie construite par les colons au début du XXe siècle, le convoi bringuebalant dévale 1 200 mètres de dénivelé, franchit 21 tunnels et 42 ponts et s’arrête dans 17 gares. Espérons simplement qu’il ne fasse pas demi-tour ou qu’il ne déraille pas comme certaines fois ! De toute manière, l’aventure excitante qui nous attend risque de durer un certain temps. Nous sommes prévenus…
Le chef de gare fait retentir son sifflet et le convoi démarre à 7 heures précises, comme prévu. Incroyable ! Il reste pourtant de la place dans notre voiture, mais je n’ai aucun mal à imaginer que la foule croisée dans le hall tout à l’heure s’entasse comme elle le peut dans les wagons de classe inférieure. Durant les premiers kilomètres, nous longeons une route bitumée où les cyclistes nous dépassent sans forcer. On ne va pas bien vite sur les rails pris aux Allemands après la Première Guerre et amenés ici par la France, mais au moins on a le temps de contempler la campagne ; elle le mérite amplement. Un paysage de rizières domine toute la première partie du trajet, seulement entrecoupé par de nombreuses fabriques de briques et de ravissants villages adossés aux collines.
Puis arrivent les premières gares où les marchandes ambulantes se bousculent en bordure de voie pour approcher en premier le convoi. Celui-ci n’est pas encore arrêté que les premières ventes ont lieu par les fenêtres. J’en profite pour descendre et me dégourdir les jambes. Comme je l’imaginais, je constate que la foule compacte des voyageurs malgaches s’entasse dans les wagons de seconde classe comme elle le fait dans les taxis-brousse et que de gros sacs de riz et de légumes attendent d’être chargés. J’en profite pour déclencher à tout-va. Une fois tout en ordre, le train redémarre au coup de sifflet à peine audible du chef de gare : à nous d’avoir anticipé ! Avec les montagnes apparaissent les premiers tunnels. L’obscurité soudaine nous prend par surprise. Notre petite voisine française qui était aux toilettes à ce moment a un peu paniqué, mais la clarté revenue dès la sortie de l’ouvrage l’a vite rassurée. Je pense néanmoins qu’elle gardera son envie jusqu’à la fin du voyage ! Pour ma part, j’ai trouvé une place qui me convient bien pour les photos : une grande porte ouverte à l’entrée du wagon contre laquelle je m’appuie pour garder tant bien que mal l’équilibre et déclencher. J’y passerai la majorité du parcours, debout, alors que Chantal est restée confortablement assise derrière la vitre baissée du compartiment. À cause de l’étroitesse de la voie, je dois constamment être sur mes gardes pour éviter les branches d’arbre qui viennent à n’importe quel moment taper contre le train. Place à la sécurité certainement précaire, mais aux premières loges pour profiter du spectacle qu’offrent les voyageurs des secondes classes fuyant la promiscuité et postés nonchalamment, parfois par grappe de deux ou trois, sur les marchepieds extérieurs.
Aux abords des gares, par simple jeu, de jeunes ados courent à hauteur des wagons et rivalisent d’ingéniosité pour grimper à bord. Aujourd’hui pas de bobos, mais le concours me parait tout de même assez dangereux : une mauvaise chute et on peut vite se retrouver sous les roues. Une fois le convoi immobilisé, les mêmes scènes se reproduisent : ruée des gamins à la recherche d’un petit billet ou d’un bonbon auprès des vazahas, précipitation des vendeuses avec leur plateau sur la tête vers les mains tendues à travers les fenêtres, chargement de nouvelles marchandises et attente à n’en plus finir. J’achète parfois aux jeunes femmes des cacahuètes, quelques fruits ou des choses enroulées dans des feuilles de bananier que je ne connais pas et qui se révèlent assez bourratives. Je reviens en faire profiter Chantal qui refuse toujours de descendre et préfère photographier depuis sa place. Durant les arrêts les plus longs, je cours le risque de m’aventurer dans la rue la plus proche de la gare. J’y fais parfois des rencontres rigolotes, comme celle avec une famille qui ne parle pas un mot de français, mais avec qui je discute avec les mains. Je les prends en photo et leur montre le résultat. Les rires éclatent aussitôt. Certains de ces hameaux ne sont reliés au monde que par ce chemin de fer et la pauvreté y sévit. Les haillons d’une grande saleté ont peut-être du mal à camoufler les corps décharnés, mais un sourire égaie tous les visages. Personnellement, j’en garderai longtemps un souvenir plein d’émotion. Je blague encore en leur compagnie lorsque le coup de sifflet retentit. Le train roule déjà quand je retrouve ma place à bord.
Aux deux tiers du parcours, l’arrêt en gare s’éternise jusqu’à la nuit tombante. J’en profite pour rejoindre Chantal dans le compartiment. De la fenêtre, nous assistons à la vie paisible du village. Assises au milieu des badauds et discutant joyeusement entre elles, des mamans aux allures d’adolescentes donnent le sein à leur enfant. Depuis son balcon, une jeune femme au foulard bleu nous regarde, amusée ; je la prends en photo. J’ai droit à un superbe sourire et un petit geste de la main lorsque le convoi redémarre enfin.
Dans la nuit noire, les quatre dernières heures nous paraissent interminables. Nos voisins alsaciens nous quittent à deux gares du terme du parcours pour se rendre dans un parc national des environs. La gamine n’est pas retournée aux toilettes !
À Manakara, les conducteurs de vélo-pousse s’arrachent les clients. Le nôtre qui a accepté de descendre son tarif en arrive presque aux mains avec l’un de ses collègues qui pensait à tort avoir traité l’affaire avec nous. Après quelques échanges verbaux apparemment fleuris, il nous emmène deux kilomètres plus loin à l’hôtel que nous avons réservé. Il est 23 h 30 lorsque nous nous installons à table et commandons un steak de zébu avec ses légumes.
Après ce voyage en train mémorable, nous avons passé une bonne nuit de sommeil et c’est frais comme des gardons que nous prenons place sur la terrasse du restaurant pour le petit-déjeuner. Au menu : chocolat ou café, pain honnête, confitures diverses, jus de fruit pressé et surtout un grand yaourt maison. On se régale avant de retourner à la chambre défaire nos sacs laissés de côté hier soir. Nous allons en effet rester nous reposer une petite semaine à Manakara dans notre bungalow en bordure de plage. En bordure de plage, faut voir ! En fait, il faut faire un long détour par la réception avant de pouvoir l’atteindre, une palissade infranchissable entourant tout l’hôtel. Après un calcul rapide, pour nous retrouver sur le sable à la hauteur de notre chalet, soit à environ 15 mètres de notre porte, nous devons marcher plus de 300 mètres ! J’avais choisi cet hôtel pour son emplacement donc, mais aussi pour sa piscine. Et là, nouvelle déception : le bassin sans charme et entartré, creusé au centre d’une vilaine pelouse en plein soleil, ne propose ni chaise et ni transat pour s’y prélasser. Pas grave, allons sur la plage ! Mais là, impossibilité d’étendre les serviettes. Le vent souffle en effet vraiment trop fort et soulève beaucoup de sable. Nous devons nous rendre à l’évidence : ce n’est pas ici que nous flemmarderons au soleil. De dépit, je retourne à la chambre chercher mon appareil et reviens (700 mètres !) prendre des photos de l’anse qui abrite les quelques embarcations des pêcheurs du village. Seul point positif de la journée : le site mérite le coup d’œil, surtout avec le soleil de l’après-midi. En explorant les parages à la recherche d’un joli cadrage, nous dénichons un coin moins venté et passons une bonne heure allongés près de l’eau. Nous voilà un peu réconciliés avec Manakara !
Après une THB prise sur la terrasse des petits-déjeuners juste devant la piscine, nous préférons rentrer dans le restaurant pour diner, la température ayant bien fraîchi avec la tombée de la nuit. Nous profitons du coût moins cher que celui de la viande pour commander du poisson : un bon cari de thon à la Réunionnaise pour Chantal et un copieux filet de marlin à la sauce tomate pour moi. Prix d’excellence pour les deux plats ! La journée termine mieux qu’elle n’avait commencé…
En attendant le petit-déjeuner et avant de partir pour le village des pêcheurs, nous faisons le tour du parc de notre hôtel en profitant des premiers rayons du soleil. De grands arbres magnifiques y côtoient des arbustes en fleur non moins superbes, les bungalows d’un bon confort étant répartis tout autour de ce vaste domaine. Des oiseaux multicolores y ont trouvé refuge et pépient à qui mieux mieux. La promenade dans cet espace tropical reposant atténue infiniment la déception d’hier.
Nous gagnons à pied le village traditionnel situé de l’autre côté de l’anse. Pour ce faire, nous traversons d’abord un pont métallique qui enjambe le canal et empruntons la piste en terre défoncée qui y mène. Des enfants qui pêchent dans un ruisseau nous accueillent dès l’entrée. Quatre d’entre eux, entre huit et dix ans, restent avec nous et nous accompagnent. La distribution des bonbons peut commencer ! Certainement alertée par les cris de joie de nos nouveaux camarades, une ribambelle d’autres gamins venus de toute part nous encercle très vite. Le paquet ne fait pas long feu et les adultes qui assistent à la fête nous regardent d’un bon œil. Des lavandières qui étendent le linge à sécher en bordure de plage se laissent gentiment prendre en photo. Plus loin, des marchandes assises à l’ombre d’une palissade proposent à leurs éventuels clients de beaux morceaux de jaquier. Avec notre escorte, nous débouchons enfin sur ce que nous sommes venus voir : le marché aux poissons. Les frêles embarcations creusées dans un tronc arrivent justement les unes après les autres avec leur famélique butin. Deux dames, les plus grosses et les plus élégantes, acquièrent pratiquement toute la pêche pour la revendre dans la foulée après une longue, voire très longue, transaction à des filles plus maigrichonnes. Celles-ci vont alors s’installer un peu en retrait et proposent leurs poissons à d’autres acheteuses encore plus gringalettes et franchement moins bien habillées. À vrai dire, nous n’avons pas compris grand-chose à tous ces échanges. Nous avons seulement aperçu des liasses de billets passer de mains en mains. Un vazahafrançais qui vit dans la ville avec sa femme malgache repart avec tout un sac de camerons (grosses gambas) et de poissons préparés pour moins de cinq euros.
Dans les barques échouées sur le sable, les enfants débarrassent les filets des algues et coquillages empêtrés dans les mailles et reçoivent en récompense une poignée de sardines ou quelques poissons-sabres parmi les plus petits. Les pêcheurs replient ensuite eux-mêmes les rets nettoyés de façon à ce qu’ils soient prêts à être remis à l’eau pour l’expédition de demain. Lorsque nous quittons le marché, il ne reste pratiquement plus de bateaux au bord de la plage et tout le monde rentre au bercail. Sous le chaud soleil de midi, l’endroit retrouve toute sa quiétude. Nos quatre copains nous raccompagnent jusqu’au pont, mais ne le traversent pas. Nous nous demandons s’ils ont le droit de s’aventurer dans la partie balnéaire de la ville. Nous en doutons…
Nous pensions prendre notre petit-déjeuner à 6 h 30 ; une jeune fille ne nous le servira qu’à 7 h 15. Nous sommes seulement en train de le terminer lorsque Toki vient nous chercher à 7 h 30 comme prévu. Aujourd’hui, Toki doit en effet nous faire visiter deux ou trois projets de l’ONG Agrisud dans la région de Manakara. Pour mémoire, car je l’ai déjà expliqué dans des chapitres précédents, cette organisation accompagne des personnes pauvres dans la création de TPE, très petites entreprises de dimension familiale, qui leur assurent des revenus stables. Depuis 1992, l’ONG a ainsi lancé 37 400 TPE, soit plus de 132 000 emplois, en Afrique, en Asie du Sud, en Amérique du Sud et en France. Ces TPE sont pour l’essentiel des exploitations agricoles qui vendent sur les marchés des produits répondant à la demande locale : légumes, fruits, cultures vivrières, petit élevage.
Sitôt le petit-déjeuner terminé, nous grimpons donc dans le 4×4 de l’organisation pour nous rendre dans la première exploitation à Nosiala, au nord de Manakara. Nous y faisons la connaissance d’une famille de paysans qui préparent actuellement leur terre pour les prochaines cultures. Nous montons jusqu’à un enclos pour zébus où un abri a été construit au grand dam des éleveurs qui n’en comprennent pas franchement l’utilité. Changer les habitudes fait aussi partie des chantiers d’Agrisud et se révèle souvent long et difficile.
Nous poursuivons avec une autre visite à Bekatra. Après dix kilomètres de belle route goudronnée, nous avons droit à un régime d’ornières durant une trentaine de kilomètres sur la piste vers le site. Heureusement pour nous, la saison humide se fait attendre ce qui rend le parcours beaucoup plus facile. En cette période de la Toussaint, à la sortie d’un village, nous croisons un cortège qui célèbre le Famadihana, ou retournement des morts, en promenant le corps du défunt à bout de bras après l’avoir lavé et changé ses vêtements. À Bekatra, l’une de ces fêtes se tient près du projet. Dès qu’ils nous aperçoivent, les participants nous accueillent avec des cris joyeux, puis se mettent à danser en nous faisant de grands signes des bras. Pour une fois, nous ne répondons pas à leur sollicitation. Nous sommes venus ici pour constater les résultats de l’investissement d’Agrisud auprès de familles malgaches nécessiteuses. Pour ce faire, après avoir laissé le véhicule devant une mosquée, nous traversons en file indienne une rizière. Apercevant Chantal en difficulté à l’arrière du groupe, une femme s’approche d’elle en riant et l’aide à garder l’équilibre en la tenant par la main. Rigolade générale ! Nous arrivons ensuite dans un champ de manioc. Nous avions déjà vu ces hautes plantes ressemblant à des arbustes dans d’autres pays, mais ne savions ce qu’elles produisaient. Aujourd’hui, l’un des cultivateurs nous le fait découvrir. Armé d’une bêche, il creuse d’abord autour du pied pour tirer plus facilement sur celui-ci et ainsi extraire les racines aux formes de gros tubercules d’une trentaine de centimètres. Il coupe ensuite un morceau du tronc pour le ficher dans de la terre enrichie préparée à cet effet. Un nouvel arbuste verra bientôt le jour. Plus loin, des orchidées plantées il y a deux ans commencent à produire de la vanille. On peut espérer au moins une centaine de gousses par pied. Au retour à la ferme, la famille musulmane dont quelques-uns des membres nous ont accompagnés pour la visite nous attend devant sa maison en ravenala. On utilise en effet les différentes parties de l’arbre du voyageur, son autre nom plus connu, comme matériaux pour la construction des cases végétales traditionnelles. Les pétioles fendus servent à confectionner des panneaux muraux, les feuilles une fois séchées sont utilisées pour la réalisation des couvertures et, du tronc, on tire des planches souples avec lesquelles on fabrique le plancher. Le chef de famille prend la parole et nous remercie dans sa langue de les avoir honorés de notre présence. Toki nous fait la traduction et, en notre nom, lui retourne le compliment. Sur le chemin de Manakara, nous nous arrêtons chez un pépiniériste, lui aussi aidé par Agrisud. Il y règne une propreté exemplaire. Les plants de girofle, de poivre et de café poussent à l’abri d’une palissade et ne présentent aucun signe de maladie. Le propriétaire est très fier de répondre à toutes les questions que nous lui posons et me demande de le photographier au milieu de son jardin. Je ne me fais pas prier. Après un dernier arrêt chez un revendeur de produits vétérinaires et d’engrais organiques, nous reprenons le chemin de l’hôtel où, une fois arrivés, nous buvons une bière en compagnie de Toki et de son excellent chauffeur pour fêter cette belle journée de découverte. En cadeau, ils nous offrent une grande bouteille de miel, une autre spécialité de la région.
En fait, la peur de ne pas nous plaire à Manakara s’est vite évaporée avec tout ce que nous avons pu voir et la déception de la piscine a rapidement été oubliée. Aurait-on d’ailleurs eu le temps d’en abuser ? Je n’en suis plus si sûr…
Nous profitons des deux derniers jours pour aller faire un tour en ville où les étals de fruits et légumes occupent une grande partie de l’une des rues principales. Nous y faisons beaucoup de haltes et de photos. Les gens, une fois de plus, sont adorables. Nous passons de très bons moments avec eux. Comme d’ailleurs avec les pêcheurs du marché aux poissons que nous retournons voir la veille du départ et avec qui nous restons la matinée entière.
Nous savourons un ultime poisson au diner. Nous ne sommes pas certains d’en manger d’autres aussi bons ailleurs et, pour notre dernière soirée, commandons deux rhums arrangés aux litchis. Excellents !
Mais, vite, allons faire les sacs…