Il est des moments qui restent à jamais ancrer au plus profond de la mémoire.
Celui que nous allons vivre durant le trajet entre Chiang Rai et Luang Prabang en fera partie, indéniablement.
Lorsque nous montons dans le bus, pourtant de catégorie VIP sur notre billet, nous sommes un peu déçus par sa vétusté. Nous n’avons pas d’excuse, nous nous en doutions, mais chaque fois que nous achetons un ticket, nous avons l’espoir de voir débarquer un car flambant neuf devant nos yeux. Jusqu’à aujourd’hui, cela ne s’est encore jamais produit, mais le jour tant attendu se rapproche inéluctablement, nous en sommes intimement convaincus. La prochaine fois ?! Certainement en guise d’excuses, un jeune homme de la compagnie nous remet, dès la montée, un sac avec boissons et gâteaux. Et pour déroger à toutes les règles en vigueur en Thaïlande, le conducteur démarre à l’heure. La dénomination VIP n’est pas usurpée ! Nous apprécions.
Pour l’instant, nous nous installons tant bien que mal sur les sièges assez rustiques. Nous en rigolons avec Robin, un jeune Parisien d’origine bretonne de 21 ans, et sa copine Nour, la jolie Tunisienne qui l’accompagne. Eux aussi voyagent à long terme. Ils arrivent d’Inde et rêvent d’y retourner. Pour cela, après leur périple en Asie du Sud-Est, ils vont devoir aller travailler et gagner un peu d’argent en Australie. Seul le passage de la frontière, deux heures plus tard, interrompt notre conversation. Les douaniers qui, semble-t-il, ne connaissent pas la Tunisie doivent d’abord faire des recherches sur leur ordinateur avant de délivrer son visa à Nour. Nous en rigolons a posteriori, mais sur l’instant, la trouille de se voir refoulée lui nouait l’estomac. Lorsque les fonctionnaires lui ont demandé où se situait son pays, elle a répondu normalement l’Afrique, sans réfléchir. Mais pour un obscur bureaucrate lao, tout Africain, qu’il soit du Nord ou du Sud, se doit d’avoir la peau noire. Il paraissait complètement perdu le pauvre ; sa longue recherche n’en est que la conséquence. Finalement, Nour ressort de l’office avec un beau tampon sur son passeport et un grand sourire illumine son visage. Le voyage peut continuer et la conversation reprendre. De nombreuses places restant disponibles, Nabil, d’origine marocaine, et Nasséra, la Kabyle, jeunes mariés et quadras dynamiques, se rapprochent et se joignent à nous. Une bonne humeur sympa commence à se propager dans le car. Lors de l’arrêt pour un diner succinct, mais bienvenu, Anthony et sa copine coréenne Suan qui parle un excellent français se présentent à nous. La bande s’agrandit et la conversation reprend dès que le bus redémarre. Mais, il fait nuit et les incessants virages servent de berceuse. La plupart vont dormir, quelques-unes vomir. Pas moi ! Je ne serai pas malade, mais à aucun moment je ne fermerai l’œil. Morphée se refuse à moi et ne daigne pas me serrer dans ses bras, et ce, depuis des années dans les transports. J’écoute donc ma musique toute la nuit durant. Nous arrivons à destination 45 minutes avant l’heure prévue. Les 18 heures d’un voyage sans dormir ne m’ont jamais paru si courtes ! Le jour n’est pas encore levé, aussi restons-nous tous dans la gare routière attendre qu’il apparaisse, au grand dam des chauffeurs de tuk-tuk qui espéraient nous conduire dans le centre-ville. Les quelques Laotiens du car sont partis et nous nous retrouvons tous autour d’une table à discuter de mille choses insignifiantes. Un jeune couple de Scandinaves endormis, en ticheurte malgré la fraicheur du matin, nous regarde bêtement tout en mâchonnant mécaniquement leurs sandwiches. Ils doivent nous envier un peu. Heureux, nous sommes heureux, tout simplement…
Une fois le jour levé, nous partons vers notre guesthouse habituelle tenue par un charmant papy qui parle quelques mots de français. Il nous reconnait immédiatement dès que nous passons le seuil de la porte. Coup de chance, une chambre se libère juste à ce moment-là. En attendant qu’elle soit faite et après avoir déposé nos bagages, nous partons chercher un endroit où prendre le petit-déjeuner. Une panne de courant inopinée dans la boulangerie où nous avions nos manies nous oblige à décommander et à prospecter ailleurs. Adieu croissants et confitures, on se contentera d’une soupe aux nouilles !
Le soir, tous les voyageurs du bus se retrouvent au marché de nuit pour y avaler une énorme assiette d’assortiments de légumes, de pâtes et de fruits. Chantal y rajoute une saucisse locale bien épicée. Pour ma part, je choisis un beau morceau de blanc de poulet grillé. Et, comme tout le monde souhaite poursuivre un peu plus la soirée, nous allons prendre un verre dans la cour cachée d’un bar-restaurant réputé. En plus des huit personnes que nous sommes, un Japonais et un Coréen qui voyageaient dans le même car que nous viennent s’asseoir à notre table. Un Marocain, une Algérienne, une Tunisienne, un Japonais, deux Coréens, un Lyonnais, un demi-Parisien, deux Bretons et demi : dix, nous sommes désormais dix à papoter gaiement en mélangeant allègrement français et anglais. Seule, la fermeture de l’établissement parvient à mettre un terme à nos discussions joyeuses.
Merci Robin et Nour, Nabil et Nasséra, Anthony et Suan, nos amis le Japonais et le Coréen dont je n’ai pas retenu les prénoms. Merci à vous tous pour ce merveilleux moment que vous nous avez fait passer. Il restera à jamais gravé quelque part dans notre mémoire…
Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, Octave appelle le lendemain Chantal « Mamie » pour la première fois. Elle en est ivre de joie !
Un matin, la marchande de soupe ayant gardé exceptionnellement porte close, nous décidons de nous rendre au marché de Phosi, à environ deux kilomètres. En chemin, nous achetons deux sandwiches à une femme installée sur le trottoir. Confectionnés avec des demi-baguettes garnies de concombre, de salade, d’omelette et de blanc de poulet taillés en fines lamelles, d’herbes aromatiques, épicés à point et servis avec un sourire sincère, ils sont tout simplement délicieux. Nous ne regrettons absolument pas notre soupe.
Le marché, fréquenté uniquement par les locaux à la différence de celui de Luang Prabang,propose une multitude de légumes et de fruits. Les rayons de la viande et du poisson méritent à eux seuls le détour. Avec toute cette tripaille à l’air et l’odeur caractéristique des abats, Chantal accélère soudainement le pas pour retrouver des étals plus avenants. Après avoir fait le tour de cet immense marché en repassant une seconde fois devant les marchandes de légumes, nous faisons une halte dans un parc pour assister une partie de pétanque acharnée qu’un groupe d’hommes un peu éméchés en cette fin de matinée se dispute à grand renfort de cris et de rires.
Au gré des journées qui se succèdent à un rythme trop rapide, nous nous baladons tranquillement entre les temples que nous connaissons déjà et les petits parcs ombragés aménagés le long du Mékong et de la Nam Kane. Le débit de ces deux cours d’eau, beaucoup plus faible cette année, favorise l’apparition de jardins ou de plages sur leurs rives. J’aime d’ailleurs bien me promener du côté de leur confluent où un nouveau pont en bambou a été construit après que la dernière crue eut emporté le précédent. Lors d’une de nos errances de ce côté, nous tombons sur Nabil et Nasséra qui cherchent à se rendre dans un bar que nous leur avions indiqué. Nous les y accompagnons et, vautrés sur de gros coussins face à la rivière, dégustons un bon café lao. Robin et Nour arrivent un peu plus tard en compagnie d’un jeune Allemand qui parle le français. Une fois encore, le temps file trop vite.
À Luang Prabang, nous allons toujours voir au moins une fois le défilé des moines. Pour y assister, nous nous levons à 5 h 30 pour être à pied d’œuvre à 6 heures. Mais, à cette période de l’année, il fait encore nuit noire lorsque la cérémonie commence et prendre de bonnes photos relève de l’exploit. Il n’y aura pas de miracle pour moi ce matin. Floues ou mal cadrées, à l’exception de deux passent à travers mon examen sévère, je les efface rageusement toutes de ma carte mémoire. Heureusement, j’en ai réussi de meilleures les années précédentes. Une autre chose nous a perturbés : le nombre de moines nous a semblé insignifiant par rapport aux aumônes auxquelles nous avons assisté durant nos séjours ici. À notre retour, le papy de la guesthouse à qui nous faisons part de notre étonnement nous apprend que beaucoup se sont rendus dans une ville voisine pour se joindre à une cérémonie. C’est du moins ce que je crois comprendre et qui expliquerait leur faible participation de ce matin. Pas de chance pour les personnes qui assistaient pour la première fois à la parade, mais elles ne le savent heureusement pas, n’ayant aucun point de comparaison !
Le soir, nous dégustons les bonnes cacahuètes achetées sur le marché en sirotant religieusement une NamKhong, soit en admirant le coucher de soleil depuis l’un des rares endroits de la berge qui n’est pas occupée par une terrasse de restaurant, soit assis sur les chaises carrelées en ciment dans la cour de notre guesthouse. Nous y faisons de temps en temps des rencontres sympathiques, comme celle de Sophie la Normande et de son copain allemand Moritz qui nous prennent en amitié. Pour alterner avec le marché de nuit, nous allons parfois diner dans un restaurant que nous avons vu ouvrir il y a quelques années. Rien n’a changé : le lapet surtout le panier de riz gluant violet nous enthousiasment toujours autant. Un soir, l’établissement étant complet, un couple d’Italiens s’installe à notre table. Nous sommes surpris d’en rencontrer un si grand nombre à Luang Prabang eux qui, en général, se regroupent dans des lieux plutôt branchés et souvent proches de la mer. Claudio et Gloria viennent d’arriver et se dépêchent de manger avant d’aller se coucher. Ils subissent de plein fouet le jet laget ont une envie folle de dormir, ce qu’ils n’ont pas réussi à faire depuis leur départ de Bologne. Mais encore plus affamés que fatigués, ils n’hésitent pas une seconde avant de commander un second plat alors que nous les quittons.
Pour aller à la gare routière, assez éloignée, nous renseigner sur les horaires et les tarifs vers Vang Vieng, nous suivons les indications du GPS de l’iPad qui nous font emprunter des chemins que nous n’aurions pas pris en temps normal. Nous découvrons ainsi tout un quartier préservé du tourisme où nous n’étions pas encore venus. Dans l’une de ses ruelles, quelle n’est pas notre stupeur lorsque nous tombons sur deux vélos arborant le drapeau breton ! Debout près des engins, Nico, le Lorientais, et sa femme Gökben l’Istanbuliote sont prêts à prendre la route, mais répondent tout de même avec une grande patience aux nombreuses questions qu’un couple de Français, et nous-mêmes ensuite, leur posons. Ils sont partis, il y a un peu plus de trois ans, de Lorient et parcourent le monde sur leurs vélos couchés. Comme nous, ils descendent dans le sud du pays ; nous les y reverrons peut-être… s’ils pédalent assez vite !
Après un ultime diner sur le marché de nuit, nous regagnons nos pénates assez tôt pour boucler tranquillement les sacs pour notre départ de bonne heure demain matin. Auparavant, nous buvons un dernier pot avec Sophie et Moritz qui, eux, filent vers le nord. Puis, gentil comme toujours, le papy nous fait cadeau d’une nuit lorsque nous lui réglons notre dû. Nous lui promettons de revenir le voir.