Le réceptionniste nous accompagne à l’arrêt de bus situé à 300 mètres de l’hôtel, nous fait monter dans le bon véhicule et… paie nos billets jusqu’à la gare routière d’Ispahan en expliquant au chauffeur où il doit nous déposer ! Encore une fois, nous n’arrivons pas à imaginer pareille scène ailleurs…
Il nous reste environ 300 mètres pour rejoindre la station, mais nous n’aurons même pas besoin de les effectuer. À peine débarqués sur le bord de la route, nous répondons par l’affirmative au chauffeur d’un car qui nous crie « Kashan ! » à travers la porte ouverte. Ça tombe très bien : c’est là que nous allons. Le jeune homme qui venait de se proposer pour porter le sac de Chantal semble, malgré son sourire, déçu de devoir interrompre là son bénévolat. Nous le remercions chaudement avant de nous engouffrer dans la cabine. Le steward arrive aussitôt nous servir gâteaux, eau et jus de fruit. Après avoir traversé des régions quasi désertiques, le chauffeur nous dépose à la gare routière de Kashan. De là, un taxi nous emmène devant l’hôtel que nous avons trouvé sur le Petit Fûtéque j’avais téléchargé avant de venir. Lorsque j’ai cherché un guide sur l’Iran, je n’avais le choix qu’entre celui-ci en français ou le Lonely Planet en anglais. Cette sélection très restreinte résulte probablement des idées fausses qu’un grand nombre de médias internationaux colporte. Vu l’accueil que réserve la population aux visiteurs, en majorité français, qui commencent à affluer, je suis persuadé qu’ils envahiront les rayons des librairies d’ici peu. C’est notre souhait le plus cher.
En attendant que notre vœu se réalise, nous défaisons sans hâte nos sacs dans l’une des chambres situées autour de la cour au sous-sol de la maison traditionnelle transformée en hôtel. Claire malgré tout et à l’écart du bruit, la pièce est surtout bien plus tempérée que celles du rez-de-chaussée. Dans la fournaise de l’après-midi, nous partons ensuite à la découverte de la ville. Autrefois connue comme l’une des oasis les plus prospères de Perse, dressée sur la Route de la Soie, elle constitue la dernière marche avant le désert qui s’étale à sa porte. La chaleur torride nous fait nous réfugier dans le bazar peu animé, mais considéré, au même titre que celui de Shiraz, comme l’un des plus beaux d’Iran. Serpentant sous de multiples voutes et coupoles anciennes, il abrite aussi d’antiques caravansérails et de petites mosquées. Nous y croisons un bon nombre de femmes recouvertes d’un tchador. Même les fillettes en portent. Au contraire de Téhéran ou de Shiraz, les tenues n’arborent pas de couleurs chatoyantes : ici, le noir domine. Cela n’empêche absolument pas les dames de nous sourire, mais nous ressentons tout de même une petite retenue. Est-ce plutôt dû à la gêne ou à la peur des représailles ? Si certaines parviennent à vaincre leur timidité et nous accompagnent quelques instants dans notre errance, d’autres doivent d’abord braver le regard désapprobateur de messieurs peu habitués à de telles audaces pour nous approcher. Même si elle est en train de s’améliorer dans les grandes agglomérations où l’un des sports nationaux semble être la transgression de tous les interdits, la condition féminine stagne à la campagne et dans les villes de moindre envergure. Celles qui osent nous parler et, pour les plus hardies, nous serrer la main ou celles qui acceptent que je les photographie en public prennent donc le risque d’un châtiment futur. Nous espérons qu’il n’arrivera rien à la dame qui est restée un long moment à marcher avec nous avant de s’engouffrer dans une ruelle après qu’un homme lui a fait une remontrance…
Pour le diner, nous suivons les conseils du guide. Nous ne le regrettons pas, mais j’aurais tout de même dû attendre un peu avant de décapsuler ma canette de dough, boisson gazéifiée à base de lait fermenté : elle a giclé à l’ouverture comme celle d’un soda qu’on aurait trop secoué !
Sitôt le petit-déjeuner plus succinct qu’à Yazd ou Isfahan terminé, nous nous dirigeons vers l’une des demeures les plus visitées de Kashan. En route, nous traversons tout un quartier dont d’immenses maisons en terre tombent en ruine. Heureusement, beaucoup de ces symboles de l’architecture résidentielle persane traditionnelle ont déjà été restaurés. Le tissu urbain des vieilles villes iraniennes est composé de ruelles tortueuses, les koutcheh, entourées de hauts murs de briques d’adobe et recouvertes, à intervalles plus ou moins réguliers, de toits. Ce genre d’aménagement était optimisé pour empêcher l’expansion du désert et les effets des tempêtes de sable, tout en créant des espaces ombragés.
Par ailleurs, cette architecture protège aussi des températures hivernales. Le labyrinthe dans lequel nous nous débattons avec Maps.mepour ne pas nous perdre et arriver au bon endroit débouche sur la mosquée Agha Borzog avec sa seconde cour en contrebas aménagée comme un jardin. Située tout près, la Maison des Tabatabaei construite en 1840 appartenait à un riche commerçant de tapis. La famille logeait au gré des saisons dans les 40 pièces ordonnées autour de la cour centrale dotée d’un long bassin et ventilées par les fameux baghir, ces tours à vent si caractéristiques de la région.
Dans le lacis des ruelles, nous croisons des fillettes, demoiselles et femmes vêtues d’un tchador noir : c’est l’Iran tel qu’on se l’était imaginé. Comme d’autres voyageurs nous l’avaient affirmé auparavant, les Iraniens savent vraiment recevoir leurs hôtes ; nous ne mourrons pas encore de faim aujourd’hui. S’extirpant péniblement de sa voiture coincée dans une ruelle presque trop étroite pour que les véhicules y circulent, une jeune femme nous met dans les mains deux pots de ce que nous prenons pour de la soupe, nous souhaite la bienvenue dans son pays, puis s’en retourne ! Par curiosité, nous soulevons les couvercles des boites et trempons un doigt dedans. Il s’agit en fait d’une pâte parfumée et très sucrée qui termine en général le repas. Nous la gardons pour ce soir. Quelques ruelles plus loin, un homme nous apercevant s’en va rapidement fouiller dans son panier pour en ressortir deux poignées de petits concombres très désaltérants et nous les tend. Nous ne savons que répondre devant tant de générosité ; nous avons tous les deux la gorge nouée et l’émotion se lit sur notre visage…
Événement aujourd’hui : nous dinons dans le plus grand hôtel traditionnel d’Iran. Chose exceptionnelle pour nous, confortablement assis dans de larges fauteuils, nous mangeons sur une table nappée de blanc et buvons dans de hauts verres à pied. Dommage que nous soyons les seuls clients dans cette salle aux miroirs et au joli décor persan !
Est-ce la digestion ? Je ne le pense pas, mais nous avons un mal fou à nous lever à l’heure le lendemain matin. Heureusement, nous n’avons rien de spécial à faire, sinon trier et répertorier les très nombreuses photos que nous prenons. Nous profitons du fait que Chantal ait besoin de faire recoudre la bandoulière de son sac pour aller trainer du côté du bazar. Sur le trottoir près de l’entrée, elle demande à un cordonnier s’il peut le faire. Quelques minutes plus tard, une fois le travail effectué, celui-ci ne prend qu’un billet des deux que je lui tends. Il refuse catégoriquement le second. La réparation ne nous a couté que 0,55 euro et semble parfaite. La rue principale du bazar déroule un long boyau de plus d’un kilomètre et le complexe abrite plusieurs mosquées et madreseh, des tombeaux, des réservoirs d’eau, des caravansérails et des bains. Dans l’un de ceux-ci est aménagé un restaurant plutôt joli qu’on se promet de venir visiter ce soir. La section Timche-ye Amin od-Dowleh, où la lumière tombe depuis des dômes ourlés de faïences bleues et jaunes, constitue la partie la plus jolie et la plus spectaculaire de la galerie. Magasins de brocante et de tapis se mirent dans le bassin octogonal qui en occupe le centre. Les bars branchés qui ont ouvert dans ce bel endroit attirent une clientèle mixte qui vient y prendre du plaisir. En Iran, fumer le narguilé est non seulement une simple tradition, mais aussi une forme ancienne de convivialité. La police avait empêché cette manière de fumer dans les restaurants et les cafés afin de mettre fin à la pratique de certains qui mélangeaient tabac et opium. Cette interdiction visait également à dissuader les jeunes filles de le faire en public. Le terme du mandat du gouvernement approchant à grands pas, s’adonner au plaisir de la cigarette ou du narguilé a de nouveau été autorisé, ce dont profite la jeunesse attablée sur la terrasse donnant dans une cour extérieure. Tandis que Chantal s’intéresse aux bijoux des joailliers, je reste discuter avec des sculpteurs et des artistes peintres qui exposent leurs œuvres dans le caravansérail.
Pour le diner, nous retournons donc dans le restaurant-salon de thé que nous avons repéré et qui occupe l’ancien hammamdu bazar. La déco hétéroclite s’ajoute à la bonne humeur du patron pour créer une ambiance des plus sympathiques. Le dizique le jeune serveur nous prépare fait partie des meilleurs que nous avons mangés durant le voyage. Nous terminons avec un thé agrémenté de gâteaux, de dattes et d’un gobelet d’eau de rose, la spécialité iranienne.
Pour notre dernier jour à Kashan, nous nous rendons au Jardin de Fin, très réputé auprès des Iraniens qui le comparent à la version persane du paradis. Pour notre part, nous sommes bien loin de cet avis, même s’il figure au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pas de chance, un employé s’affaire autour du bassin principal qui a été vidé pour un nettoyage qui semble bienvenu. Aucune photo valable en perspective ! De plus, les canaux théoriquement irrigués, pour la plupart d’entre eux, à partir de la source de Soleymaniyeh avec l’aide d’un système de qanatssont taris. Historiquement, la majorité des populations d’Iran était dépendante de l’eau fournie par ces ouvrages de captation ; les villes et lieux d’habitation correspondaient ainsi aux endroits où leur construction était possible. Nous n’avons donc vraiment pas de chance aujourd’hui. Le parc en lui-même n’a, lui non plus, pas besoin de qualificatifs complaisants. On y trouve pratiquement que des cyprès. Heureusement, les bains royaux valent plus que le reste. Bâtis en même temps que le jardin, leur sol se situe un mètre en dessous du niveau de celui-ci dans le but de faciliter l’adduction d’eau dans le réservoir d’eau chaude. Après cette visite décevante, nous n’avons plus qu’à trouver un taxi pour revenir à l’hôtel distant d’une bonne dizaine de kilomètres. Nous avions bien négocié l’aller, à nous de bien marchander le retour. Alors que nous nous apprêtons à débattre du prix avec un chauffeur qui nous avait repérés et qui se frotte déjà les mains, Chantal aperçoit un bus qui semble aller dans la bonne direction. Renseignement pris auprès d’un gardien du jardin, nous partons tranquillement attendre le suivant quelques dizaines de mètres plus loin. Il nous en coutera huit fois moins cher qu’à l’aller ! Consterné, mais bon joueur, le chauffeur de taxi remet les mains dans ses poches…
Nous passons l’après-midi autour des remparts plutôt mal en point de la vieille citadelle. Pendant que Chantal m’attend dans l’un des parcs attenants, je profite d’être seul pour escalader et parcourir la muraille d’adobe. Surprise : un grand champ de blé et des jardins occupent entièrement l’intérieur de la forteresse. Du haut des murs, je domine pour la première fois la ville et ses nombreuses tours à vent. Mais, bien que très belle, la vue n’a pas la splendeur de celle que nous avions à Yazd depuis la terrasse de notre restaurant.
En allant diner, nous retombons sur une gamine de 11 ans que nous avons déjà rencontrée le premier jour. Très dégourdie pour son âge, elle reste parler un petit moment avec nous dans un anglais presque parfait. On peut lire beaucoup de fierté sur le visage de son papa qui l’accompagne en moto.
Nous n’avons plus qu’à rentrer préparer les sacs pour un départ demain dans la matinée vers Téhéran…