Malgré l’arrivée de notre avion et de son contingent de passagers, l’aéroport Dong Muang de Bangkok demeure silencieux. C’est la chose qui nous impressionne le plus. Encore plus que le fait de voir les allées et les comptoirs complètement désertés. Une fois les bagages récupérés, nous prenons le bus A2, puis le BTS Skytrain pour rejoindre l’hôtel que, par sûreté, nous avons réservé sur Booking. Une réceptionniste masquée nous accueille gentiment et nous attribue une chambre très claire du 5e étage qui donne sur un vaste espace cerné par des buildings. Avec le nombre déclinant de la clientèle, les prix des séjours s’effondrent. Nous profitons de ce côté certainement le plus sympa de cette période particulière pour loger dans des établissements que, généralement, nous écartons d’office. Nous nous rendons ensuite dans un supermarché tout proche pour y acheter notre diner. Sur le chemin du retour, nous repérons un restaurant fermé comme tous les autres, mais qui délivre en take-away des plats bien appétissants. Notre choix de demain est déjà fait ! Dans nos peignoirs nid d’abeille immaculés et confortablement installés dans les fauteuils face à la baie vitrée, nous dégustons tranquillement une Chang tout juste sortie du réfrigérateur en contemplant la nuit s’abattre sur la ville.
Moment romantique qui, hélas, ne dure pas très longtemps : un mail qui vient de tomber sur nos tablettes nous apprend qu’Air France annule en fait son voyage du 11 ! Je suis à peine surpris, car, lorsque j’avais reçu les billets juste avant, j’avais constaté avec effarement que le parcours n’était plus direct et que, surtout, à l’escale d’Amsterdam, le second vol décollait deux heures AVANT l’arrivée du premier !!! Incroyable…, mais vrai ! Je me sens soudain complètement perdu…
FERMÉ POUR CAUSE DE CORONAVIRUS !
Sur les conseils des enfants joints dans la foulée, nous nous rendons dès le lendemain matin à l’Ambassade de France, située rue du Brest (!), non loin de la Chao Phraya, le fleuve qui sillonne la capitale avant d’aller se jeter dans le golfe de Thaïlande. Le masque sur le nez et après avoir été sanitairement controlés à l’entrée du métro, nous arrivons en sueur devant la porte du bâtiment : FERMÉ POUR CAUSE DE CORONAVIRUS ! On croit rêver ! Au moment où les Français auraient le plus besoin de lui, monsieur l’Ambassadeur a choisi de se terrer au fond de son bunker et de laisser ses compatriotes se dépatouiller seuls ! Insensé ! Un employé qui nous aperçoit à travers la vitre blindée de son bureau vient nous conseiller, avec une certaine diplomatie, de nous rendre à l’Émigration. Il nous donne une adresse que nous ne comprenons malheureusement pas… Dépités et très énervés, nous retournons à l’hôtel.
Après avoir compulsé le site Ariane et divers forums, nous trouvons les fameuses coordonnées, assez éloignées du centre où nous logeons. Par contre, nous ne pourrons y aller que dans deux jours à cause du week-end ! En attendant, je déniche un nouveau vol, le 9 avril, sur le site de Qatar Airways. Je n’hésite pas un instant et le réserve aussitôt, d’autant plus que le tarif reste très attrayant malgré les circonstances. Au moment de régler, mon cœur s’arrête pourtant de battre : ma carte Visa vient de refuser le paiement ! Par chance, Alexis nous appelle à ce moment précis et, devant mon stress, se charge de joindre notre banque. Je peux même participer en direct à leur conversation. Après avoir écouté ma brève explication que l’interlocutrice comprend très bien, la situation est solutionnée en seulement quelques minutes. Et, après un nouvel essai, le règlement est accepté. Nous poussons tous les trois un gros ouf! de soulagement. Il faut admettre qu’avec tous ces vols achetés et non remboursés, les locations de voiture annulées, l’addition commence à devenir carrément lourde. Je ne sais pas pourquoi, mon petit doigt me dit que cette fois sera la bonne. Alexis avoue être moins confiant que moi… On verra. Pour l’instant, nous allons acheter les biscuits, le muesli et les yaourts du petit-déjeuner, les bières de l’apéro au supermarché, puis notre repas du soir au stand du restaurant que nous avons repéré hier. Copieusement servi, il se révèle aussi franchement bon. Nous n’avons plus de raison d’aller voir ailleurs.
Nous dormons lorsqu’Alexis rappelle. Des vols spéciaux de rapatriement ont lieu les deux prochains jours. Il nous conseille vivement de tenter notre chance. Une courte visite sur le site Ariane suffit pour que je m’aperçoive que ces deux vols sont assurés par Air France et coûtent bien plus cher que ceux de Qatar Airways. Après l’épisode ahurissant d’hier, je m’accorde la matinée de demain pour réfléchir. Alexis est déçu. Je lui demande, malgré tout, de contacter la compagnie française pour réclamer le remboursement de nos billets. Le jour suivant, je lis sur un forum que la Thaïlande consent sans pénalités une semaine d’extension de visa à ceux dont les vols ont été annulés. Je décide donc d’attendre avant de prolonger les nôtres, car il est fortement question d’étendre cette période à un mois gratuit. Ariane que je consulte juste après confirme cette possibilité.
Comme chaque jour en ce moment, Alexis nous appelle et nous apprend qu’il vient d’avoir Air France au téléphone et que le vol du 11 au départ de Bangkok a été rétabli… mais quelques heures plus tard. L’escale à Amsterdam pourra donc se passer normalement. Après un instant d’hésitation, il m’avoue aussi ne pas avoir exigé le remboursement comme je lui avais demandé, mais qu’il avait transféré nos billets sur ce nouveau vol… Nous voilà maintenant avec deux voyages différents pour regagner la France. Nous devrions par conséquent rentrer sans trop de problèmes !… Théoriquement !…
Nous profitons d’un peu de répit dans notre emploi du temps surchargé pour effectuer de courtes sorties dans les environs. Toutes les galeries commerciales de Siam, l’épicentre du shopping à Bangkok, sont fermées. Le quartier désespérément désert offre un visage qu’on ne lui connaissait pas : triste à en mourir. Nous nous efforçons pourtant de poursuivre les balades, histoire de nous dégourdir les jambes très peu sollicitées ces derniers temps. Et comme je suis perfectionniste, je ressors dans l’après-midi, généralement seul, pour photographier les gratte-ciels teintés de l’or de la fin de journée. Malgré les galères, j’arrive encore à trouver quelques satisfactions.
Nous venons de terminer notre petit-déjeuner, lorsque le téléphone de la chambre sonne. Étonnée, Chantal répond et raccroche quelques secondes plus tard, horrifiée. La direction nous demande de quitter l’hôtel : il ferme aujourd’hui ! Et dire qu’hier ils étaient d’accord pour nous prolonger le séjour jusqu’au 9. Nous tentons d’apitoyer la réceptionniste, mais rien n’y fait. Tous les membres du personnel sont d’ailleurs réunis dans le hall et, visiblement, viennent eux aussi d’apprendre la mauvaise nouvelle. En Thaïlande, pas de travail, pas d’argent ! Je n’ai pas le courage de me plaindre devant eux et négocie juste un départ à 12 heures, le temps de chercher un établissement qui nous accepte. Sur Booking, nous en trouvons un, pratiquement le seul dans un rayon de deux kilomètres. Nous nous y rendons en métro.
Le réceptionniste n’est pas au courant de la réservation. À sa décharge, je l’ai passée il y a moins de deux heures et il n’a pas dû relever sa boite mail entretemps. Nous le sentons tous de même gêné lorsque je demande à régler ma note sur l’instant. À contrecœur, il s’exécute tout de même. Nous avons donc la certitude de rester jusqu’au 9, du moins nous le pensons. Nous ne sommes installés que depuis une heure dans la chambre lorsque le téléphone sonne. Nous devons déménager pour en occuper une autre au 15e et dernier étage. Décidément, depuis ce matin, nous passons notre temps à faire et défaire nos sacs !
À partir d’aujourd’hui, la piscine située au même étage sur la terrasse restera close. Les employés sont en train de déployer une bâche à sa surface. Pas de chance pour nous ! Ils ferment aussi le bar attenant, rangent les transats et ne laissent que quelques tables et chaises abritées du soleil. Nous nous y installerons souvent pour prendre un peu l’air. Mais pour l’instant, nous partons à la recherche de notre diner. Nous trouvons ce qu’il faut pour les petits-déjeuners dans les deux supérettes toutes proches. Au moins, nous ne mourrons pas de faim. Sur le trottoir, des restaurants fermés au public proposent des plats à emporter bien alléchants à des prix défiant toute concurrence. Nous tentons chacun un mets différent. Ce soir encore, enveloppés dans nos magnifiques peignoirs et assis dans nos fauteuils en face la grande baie vitrée, nous savourons notre Chang achetée plus tôt au 7-Eleven. Dommage que, malgré notre situation plus élevée, la vue ne donne que sur un vaste chantier !
Le lendemain matin, après avoir eu beaucoup de difficultés pour obtenir des photocopies dont nous allons avoir besoin auprès du réceptionniste, nous partons pour le Bureau de l’Émigration en suivant bien l’itinéraire indiqué sur Maps.me. En premier lieu, nous prenons le métro, puis, ensuite, un bus qui nous dépose juste à l’entrée du bâtiment. Le trajet a été moins long que prévu, la circulation étant nettement plus fluide en cette période vraiment spéciale de Covid-19. L’imposante queue pour accéder à l’intérieur avance en fait relativement rapidement. Par contre, devant les guichets, nous avons la mauvaise surprise d’apprendre que les bureaux ont été transférés dans un stade à une dizaine de kilomètres de là. Un peu désemparés, nous prenons un taxi pour y aller. Dans les parkings couverts, nous patientons plus d’une heure sur des chaises espacées pour éviter les contacts avant de nous rendre à l’étage inférieur et de nous rasseoir dans une nouvelle file. Nous descendons ainsi de trois niveaux… en trois heures ! Ces grands parkings sont heureusement bien ventilés et relativement frais par rapport à la température extérieure qui flirte avec les 40 ° !
La jeune femme s’écrie : « Go away » !
Notre tour arrive enfin ; nous avons largement eu le temps de regrouper tous les papiers et justificatifs nécessaires. Après une dernière attente sur des sièges numérotés, une femme nous accueille froidement à son bureau. Après avoir rapidement jeté un œil sur notre dossier, elle nous réclame l’équivalent de 350 euros pour le dépassement de nos visas et leur renouvellement. Nous tombons des nues ! Sur le site de l’Ambassade française et celui d’Ariane, nous avions pu lire que la première semaine d’overstay était « offerte » par les autorités thaïes et que, même, une prolongation gratuite d’un mois était à l’étude. Et, là, on nous apprend qu’il n’en est rien et que nous devons régler la somme demandée pour l’obtenir, sachant que chaque jour supplémentaire nous coûtera 30 euros ! Nous souhaiterions en savoir un peu plus, mais la jeune femme, peu empathique, nous fiche littéralement à la porte avec un « Go away ! » perçant et un doigt théâtralement pointé vers la sortie. Aucune discussion possible ! Un chauffeur de taxi nous emmène donc chercher de l’argent à un distributeur et nous ramène au stade. Malgré les contestations des agents de la sécurité, nous entrons directement dans la salle des bureaux par la porte de sortie que nous avons empruntée tout à l’heure et attendons sagement. Quand vient notre tour, nous payons les fameux 350 euros demandés, mais devons une nouvelle fois patienter plus d’une heure avant de recevoir, enfin, les sésames tamponnés.
Pour le retour, un chauffeur de taxi nous remmène à la gare routière. Mais, après quelques kilomètres, me rendant compte qu’il prend volontairement la mauvaise direction, certainement dans l’espoir de nous conduire jusqu’au centre-ville, je pose lourdement une main sur son épaule et lui intime l’ordre de s’arrêter immédiatement. Surpris, il s’exécute. Il nous reste tout de même deux kilomètres et demi à pied à effectuer dans la fournaise pour atteindre la fameuse station ! Pour la première fois de la journée, après seulement quelques centaines de mètres, la chance nous sourit enfin : apercevant nos grands gestes, le chauffeur du bus no 66 qui vient à notre rencontre stoppe à notre hauteur et nous fait monter. Une demi-heure plus tard, il nous dépose devant une station de métro. Il ne nous reste plus que quelques arrêts avant de retrouver notre lieu de résidence.
Inutile de préciser qu’après cette journée incroyable la Chang sirotée devant la baie vitrée nous a semblé la meilleure du monde !
Notre confinement volontaire à l’hôtel n’est pas trop pénible. Après le petit-déjeuner pris dans la chambre (muesli, yaourt, biscuits et café), nous nous installons dans un fauteuil à l’abri du soleil sur la terrasse ventée du dernier étage. Pendant que la femme de ménage s’active à remettre de l’ordre dans notre appartement, nous restons là quelques heures à bouquiner. J’en profite aussi pour cataloguer mes photos de la semaine. En général, l’après-midi, nous regardons sur le grand écran de la télévision un programme de TV5 Monde ou bien un film préalablement téléchargé. Arrive ensuite l’heure de descendre acheter les plats du soir, le petit-déjeuner du lendemain et les bières de l’apéro. Enfin, enveloppés dans nos peignoirs, il ne nous reste plus qu’à nous installer face à la baie vitrée, siroter une Chang bien fraiche en contemplant le coucher du soleil sur la ville et diner…
Le grand jour !
Aujourd’hui, jeudi 9 avril, c’est le grand jour ! Celui que nous attendons avec impatience depuis pratiquement trois semaines…
Une fois encore, nous sommes les derniers résidents à quitter cet hôtel de 180 chambres. Depuis deux jours, nous devions d’ailleurs emprunter le vieux monte-charge du personnel et non l’un des deux ascenseurs réservés à la clientèle pour atteindre notre appartement du 15e étage. Par précaution, en le saluant une dernière fois, je fais tout de même promettre au réceptionniste de nous loger deux nuits supplémentaires en cas de pépin. Il accepte.
Un peu rassurés, nous empruntons le métro pour nous rendre à l’aéroport international de Suvarnabhumi. Comme à l’accoutumée, un gardien posté à l’entrée de la station nous tend un flacon de gel hydroalcoolique après nous avoir pris la température. Au moins, en Thaïlande, ils auront vraiment été rigoureux de ce côté-là !
Dans une aérogare pratiquement déserte, nous croyons défaillir lorsque nous consultons le tableau des départs : notre vol sur Qatar Airways est annulé ! Quelques voyageurs, certainement dans notre cas et tous étrangers, semblent prostrés sur les rares fauteuils autorisés. Tandis que Chantal reste près des sacs, je me mets vite en quête de renseignements. Une hôtesse de la compagnie qui prend son service derrière un guichet d’enregistrement me conseille de me présenter au bureau de la Qatar installé dans les étages supérieurs. Je m’y rends dans l’instant et me retrouve dans une sorte de cagibi où trois employés se partagent un minuscule comptoir. Après avoir vérifié mes billets, l’un d’eux tapote sur son ordinateur et me tend, avec un grand sourire, deux nouveaux tickets pour un vol décollant deux heures plus tard. L’escale à Doha ne durera plus qu’une seule heure au lieu de trois et nous atterrirons à Roissy comme il était initialement prévu. Je rejoins vite Chantal et lui annonce la bonne nouvelle. Nous poussons tous les deux un grand ouf de soulagement…
Dans la salle d’embarquement, un message d’Air France tombe sur mon téléphone :
Vol du 11 avril annulé !…
J’ai très rarement été aussi heureux de rentrer !…
© Alain Diveu