Nous quittons notre guesthouse presque sans regret. Même si nous aimions bien notre chambre et la piscine, trop de discussions autour des paiements sont venues ternir le séjour ; le dernier en date, celui du petit-déjeuner de ce matin où le jeune réceptionniste réclamait un dollar de plus que d’habitude. Il faudra vraiment qu’ils apprennent à passer les consignes ou, peut-être même, à ne pas chercher systématiquement à se mettre trop de billets dans la poche. Phnom Penh et Siem Reap : deux villes qui ont franchement changé ces dernières années. Dommage ! Et je ne parle pas de la catastrophe Sihanoukville !…
Pour une fois, le bus, confortable avec assez de place pour étendre ses jambes, part juste à l’heure prévue. Nous n’osons le croire. À chaque carrefour, nous nous attendons à ce qu’il s’arrête pour remplir les sièges vides. Mais non, il file au contraire à bonne allure vers Phum Pratheat. Là, il nous dépose en bordure de route, à la hauteur d’un croisement où une sorte de minivan délabré est garé. Avec nous, un jeune Français effarouché monte à bord. Nous ne sommes que trois passagers. Notre « taxi privatisé » nous emmène directement à Kratie, sans un seul arrêt, et nous débarque en plein centre-ville. Incroyable ! Je laisse Chantal à l’abri sur un banc garder les bagages pour aller m’enquérir du prix des chambres à l’école hôtelière perdue à 600 mètres de là. Mais, l’établissement affiche complet. Je jette tout de même un œil sur la carte du restaurant avant de rejoindre Chantal et de retourner dans notre guesthouse habituelle. Le monsieur semble se souvenir de nous et nous attribue une grande chambre twin sans climatisation, mais avec ventilateurs. Pour un peu plus de 7 euros, nous ne pouvons pas nous plaindre, d’autant plus que la pièce et la salle de bains sont d’une propreté irréprochable… Les bagages défaits et les affaires rangées dans l’armoire, nous allons admirer le coucher de soleil sur le Mékong avant de retrouver avec plaisir notre bar attitré en face le marché. La bière pression y est toujours aussi désaltérante. Installés en terrasse, nous y restons manger une tartine façon pizza. On a craqué ! Première fois après trois mois de spécialités locales, mais on n’a vraiment pas pu résister à l’odeur. Et on ne regrette pas !
On revient y prendre notre petit-déjeuner : un café et œufs pour Chantal, fruits au yaourt pour moi. Nous n’avons ensuite qu’à traverser la rue pour nous retrouver au milieu des étals et de l’animation du marché. Installées sur les trottoirs et à même la chaussée, les vendeuses proposent une grande variété de légumes appétissants et de fruits. Contrairement à nos passages précédents, les préparations à base d’insectes grillés de toutes sortes semblent dorénavant avoir disparu. Dommage pour les photos ! Après avoir fait le tour des rues animées, nous allons trainer du côté du marché couvert, plutôt dédié aux vêtements, aux produits cosmétiques et aux bijouteries. On y trouve cependant quelques stands de cuisine ou d’épicerie. Aux heures les plus chaudes, nous regagnons la chambre et en profitons pour vaquer à nos occupations favorites : lecture d’un bon bouquin pour Chantal, écriture du carnet de voyage pour moi !
Après la bière de fin de journée, nous filons directement à l’école hôtelière dont la carte du menu, hier, m’a vraiment donné envie de tester. Accueillis par le joli sourire de deux élèves, nous prenons place à l’une des tables encore libres. De nombreux clients sont déjà attablés et patientent en sirotant des cocktails préparés par le jeune barman aux commandes derrière son comptoir. Ayant pris notre apéritif, nous nous contentons d’une bouteille d’eau. Nos assiettes arrivent ensuite joliment présentées. Mon lok-lak est succulent, le meilleur que j’ai mangé de tout le séjour. Chantal se régale de son côté avec une préparation épicée à base de poulet. En payant la note, pas salée du tout, nous réservons une table pour le réveillon de Noël, après demain soir. Nous ne voulons pas aller ailleurs !
Comme hier, nous passons une partie de la journée à l’hôtel. Chantal s’éclipse tout de même un moment pour aller refaire le tour du marché couvert. Elle a besoin de quelques trucs pour fille ! Comme d’habitude, nous allons siroter une bière dans le bar que nous avons toujours connu. Mais l’accueil et le sourire des écolières d’hier soir nous manquent. Ici, on vous jette les cartes sur la table et on vous sert les verres sans un regard, sans un mot. Nous y commandons pourtant nos repas, mais, cette fois, de cuisine locale. Ils se révèleront somme toute très corrects. On paie sans un mot…
Aujourd’hui, même emploi du temps que la veille et bière de fin de journée dans notre bar. À la nuit tombée, sur notre trente-et-un, c’est-à-dire petite robe d’été pour Chantal, polo et bermuda pour moi, les tongs aux pieds, nous partons d’un pas décidé pour le réveillon. Nous avons bien fait de réserver, le restaurant affiche déjà complet. Une des jeunes filles de l’autre soir accourt tout de suite vers nous et nous place, toute fière, à l’une des deux tables restantes où trône une belle affichette « Réservé » manuscrite. Pour ce repas particulier, nous nous laissons un peu aller. D’abord avec une seconde bière pour Chantal et un cocktail à base de rhum et de jus de passion pour moi. Le jeune barman manie son shaker avec application et dextérité. Je le déguste comme un élixir de jouvence. Et ça marche ! Me voilà soudainement ramené près de cinquante ans en arrière lorsque j’étais moi-même apprenti derrière un bar, secouant maladroitement mon gobelet au grand désespoir de mon prof… La suite du repas est de même facture. D’abord avec chacun une salade de fleur de banane au filet de poulet et spring rolls aux légumes, puis une pièce de bœuf grillée sur son lit de purée d’avocat accompagnée d’une goûteuse macédoine salsa acidulée. Nous terminons le festin avec une banane frite flambée et son coulis de fruit de la passion. Un bon café conclut ce repas de fête qui nous a coûté 22 dollars, soit moins de 20 euros, tout compris.
Seule déception de la soirée, le Père Noël a oublié Kratie !
En ce 25 décembre, nous louons une moto pour nous balader un peu dans la région. Nous choisissons la direction nord en longeant le fleuve. Les berges ont bien changé depuis notre dernier passage. De nouvelles maisons ont été construites et cachent désormais la vue qu’on avait depuis la route sur le Mékong. Et particulièrement au niveau de Kampi où l’on pouvait observer tranquillement les dauphins d’Irrawaddy. Mais aujourd’hui, aucun nez court, aucun aileron foncé ne vient rôder autour des deux frêles embarcations emmenant une poignée de touristes à leur découverte. J’espère qu’ils auront eu plus de chance que nous. Sur un bras de fleuve autrefois vierge, des dizaines et des dizaines de longues huttes au toit de chaume ou de feuilles abritent des centaines de hamacs, pour ne pas dire des milliers ! Des rabatteurs alpaguent les véhicules au niveau d’un pont. Nous voyant arriver, ils ne nous font aucun signe. Il faut avouer que ce genre d’endroit n’intéresse absolument pas les visiteurs étrangers. Seuls les Asiatiques aiment venir pique-niquer et piquer une sieste dans la cacophonie. Ça ne doit pas être l’heure, car les parkings sont vides. Notre moto, qu’on croirait locale tellement elle trincaille de partout, avec ses morceaux de carrosserie envolés, ses trous au niveau du compteur qui ne marche pas, trône seule sous un arbre. Et lorsque nous repartons moins de dix minutes plus tard, une dame approche l’air mauvais pour que je règle, cher, un emplacement. Je refuse et démarre sans me retourner.
La route défoncée ou en travaux rend le trajet peu plaisant, surtout sur un engin dépourvu d’amortisseurs efficaces. Nous arrivons enfin à Sambor, petite ville qu’on aime bien avec son marché, son temple et sa population la plus avenante depuis que nous avons quitté Kampot. J’ai amené avec moi ou du moins sur mon téléphone quelques photos prises là lors de nos venues précédentes. Une bouchère à qui je montre le portrait d’une jeune femme n’en croit pas ses yeux et me désigne, sans aucune hésitation, sa voisine dans un grand rire. La dame qui se reconnait immédiatement nous regarde sans trop comprendre. Nous tentons de lui expliquer par gestes que j’ai réalisé ce cliché il y a environ sept ou huit ans. Toujours aussi souriante, c’est aujourd’hui une belle femme, élégante, qui vend des légumes et non plus du poisson comme auparavant. Je reprends quelques photos et la laisse travailler.
À quelques hectomètres de là, nous rejoignons un temple que nous ne manquons jamais de visiter. Horreur ! Une partie nouvelle est en construction, la plus ancienne à l’abandon et, surtout, l’arbre magnifique qui trônait au milieu de la cour a été élagué d’une drôle de manière. Il ne reste que le tronc sec supportant quelques branches principales sciées très court. Nous doutons qu’il puisse renaitre un jour.
Sur le chemin du retour, nous faisons une halte dans un temple perché sur une colline. Une centaine de statues de moines dévale la pente en procession du haut jusqu’en bas. Un singe peu farouche se laisse photographier. J’enverrai son portrait à Octave pour la bonne année. Merci Fizzer ! Grâce à cette application géniale, nous pouvons désormais faire parvenir des cartes postales personnalisées. Et, au moins, elles arrivent à destination, celles-là ! Contrairement à celles que nous avons expédiées d’un peu partout en Asie et de Bali en particulier…
Mon pneu arrière crève en plein virage, dans un carrefour. Coup de chance, nous sommes à moins de deux cents mètres de l’hôtel ! Je rends sans regret la machine au loueur qui retire, à l’aide d’une pince, un clou d’au moins dix centimètres fiché dans le caoutchouc. Il n’est que 15 heures. Dommage par contre pour les photos du coucher de soleil que je souhaitais réaliser à quelques kilomètres de là…
Nous prenons l’apéro comme tous les soirs dans notre bar attitré. Comme pour nous consoler, la serveuse dépose les verres devant nous avec un grand sourire aux lèvres… On tombe tous les deux des nues ! Du coup, on reste pour diner. Les plats sont bons, copieux et… le service irréprochable. On ne comprend pas !
Je m’enferme encore une fois toute la journée à l’hôtel pour trier, cataloguer les photos et m’adonner à l’écriture de ce pamphlet sur le Cambodge. Le pays a passé la surmultipliée depuis quelques années. Tout va très vite, trop vite. Avec toutes les erreurs que cela comporte : Sihanoukville, par exemple. De plus en plus nombreux, même si 2019 semble attester le contraire, les touristes affluent du monde entier pour visiter Angkor ; avec tous leurs défauts et souvent un portefeuille bien garni qui suscite les convoitises. Les mentalités évoluent donc, mais pas toujours dans le bon sens. Avec ce séjour, nous avons perdu confiance. Nous ne croyons plus forcément tout ce qu’on nous dit et, surtout, nous faisons très attention aux rendus de monnaie, surtout lorsque celui-ci s’effectue en dollar et en riel. À plusieurs reprises, on a tenté de nous embrouiller avec cette méthode. Les deux fois où on nous a demandé de repayer la note nous sont restées en travers de la gorge. Dans les lieux fréquentés par les touristes, les prix sont en train d’exploser. À Siem Reap, les billets d’entrée du site ont augmenté de 90 % pour une journée et de 55 % pour le forfait 3 jours. Un loueur a facturé une mauvaise moto 15 dollars à nos amis rennais, l’un de nos restaurants préférés a majoré ses prix de 75 % depuis notre dernier passage. Seul le coût de la bière pression n’a pas changé !
Bref, c’est très rare que je le dise et encore plus que je l’écrive, mais ce Cambodge-là ne nous laissera un souvenir indélébile…
Un ultime repas à l’école hôtelière et son accueil adorable viendront-ils modérer mes propos ? Certainement…
D’autant plus que, le lendemain matin, jour de notre départ pour le Laos, les filles de notre bar-restaurant fétiche, ouvriront une demi-heure plus tôt, à 6 h 30, pour nous servir le petit-déjeuner avant l’arrivée du minivan.
Avec un grand sourire…
© Alain Diveu